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– Ah! Bah! dit le premier Marcel, faisons pour cent mille francs de dépense, une fois par hasard.

– Et puis, ajouta Rodolphe, le comptoir se plaint qu'on ne consomme pas assez. Il faut le plonger dans l'étonnement.

– Oui, dit Colline, livrons-nous à un festin splendide: d'ailleurs nous devons à ces dames l'obéissance la plus passive, l'amour vit de dévouement, le vin est le jus du plaisir, le plaisir est le devoir de la jeunesse, les femmes sont des fleurs, on doit les arroser. Arrosons! Garçon! Garçon! Et Colline se pendit au cordon de sonnette avec une agitation fièvreuse.

Le garçon arriva rapide comme les aquilons.

Quand il entendit parler de champagne, et de beaune, et de liqueurs diverses, sa physionomie exécuta toutes les gammes de la surprise.

– J'ai des trous dans l'estomac, dit Mimi, je prendrais bien du jambon.

– Et moi des sardines et du beurre, ajouta Musette.

– Et moi des radis, fit Phémie, avec un peu de viande autour…

– Dites donc tout de suite que vous voulez souper, alors, reprit Marcel.

– Ça nous irait assez, reprirent les femmes.

– Garçon! Montez-nous ce qu'il faut pour souper, dit Colline gravement.

Le garçon était devenu tricolore à force de surprise.

Il descendit lentement au comptoir, et fit part au maître du café des choses extraordinaires qu'on venait de lui demander.

Le cafetier crut que c'était une plaisanterie, mais à un nouvel appel de la sonnette, il monta lui-même et s'adressa à Colline, pour qui il avait une certaine estime. Colline lui expliqua qu'on désirait célébrer chez lui la solennité du réveillon, et qu'il voulût bien faire servir ce qu'on lui avait demandé.

Le cafetier ne répondit rien, il s'en alla à reculons en faisant des nœuds à sa serviette. Pendant un quart d'heure il se consulta avec sa femme, et, grâce à l'éducation libérale qu'elle avait reçue à Saint-Denis, cette dame, qui avait un faible pour les beaux-arts et les belles-lettres, engagea son époux à faire servir le souper.

– Au fait, dit le cafetier, ils peuvent bien avoir de l'argent, une fois par hasard. Et il donna ordre au garçon de monter en haut tout ce qu'on lui demandait. Puis il s'abîma dans une partie de piquet avec un vieil abonné. Fatale imprudence!

Depuis dix heures jusqu'à minuit le garçon ne fit que monter et descendre les escaliers. À chaque instant on lui demandait des suppléments. Musette se faisait servir à l'anglaise et changeait de couvert à chaque bouchée; Mimi buvait de tous les vins dans tous les verres; Schaunard avait dans le gosier un Sahara inaltérable; Colline exécutait des feux croisés avec ses yeux, et, tout en coupant sa serviette avec ses dents, pinçait le pied de la table, qu'il prenait pour le genoux de Phémie. Quant à Marcel et Rodolphe, ils ne quittaient point les étriers du sang-froid, et voyaient, non sans inquiétude, arriver l'heure du dénoûment.

Le personnage étranger considérait cette scène avec une curiosité grave; de temps en temps on voyait sa bouche s'ouvrir comme pour un sourire; puis on entendait un bruit pareil à celui d'une fenêtre qui grince en se fermant. C'était l'étranger qui riait en dedans.

À minuit moins le quart, la dame de comptoir envoya l'addition. Elle atteignait des hauteurs exagérées, 25 fr 75 c.

– Voyons, dit Marcel, nous allons tirer au sort quel sera celui qui ira parlementer avec le cafetier. Ça va être grave.

On prit un jeu de dominos et on tira au plus gros dé.

Le sort désigna malheureusement Schaunard comme plénipotentiaire. Schaunard était excellent virtuose, mais mauvais diplomate. Il arriva justement au comptoir comme le cafetier venait de perdre avec son vieil habitué. Fléchissant sous la honte de trois capotes, Momus était d'une humeur massacrante, et, aux premières ouvertures de Schaunard, il entra dans une violente colère. Schaunard était bon musicien, mais il avait un caractère déplorable. Il répondit par des insolences à double détente. La querelle s'envenima, et le cafetier monta en haut signifier qu'on eût à le payer, sans quoi l'on ne sortirait pas. Colline essaya d'intervenir avec son éloquence modérée, mais en apercevant une serviette avec laquelle Colline avait fait de la charpie, la colère du cafetier redoubla, et, pour se garantir, il osa même porter une main profane sur le paletot noisette du philosophe et sur les pelisses des dames.

Un feu de peloton d'injures s'engagea entre les bohémiens et le maître de l'établissement.

Les trois femmes parlaient amourettes et chiffons.

Le personnage étranger se dérangeait de son impassibilité; peu à peu il s'était levé, avait fait un pas, puis deux, et marchait comme une personne naturelle; il s'avança près du cafetier, le prit à part et lui parla tout bas. Rodolphe et Marcel le suivaient du regard. Le cafetier sortit enfin en disant à l'étranger:

– Certainement que je consens, Monsieur Barbemuche, certainement; arrangez-vous avec eux.

M. Barbemuche retourna à sa table pour prendre son chapeau, le mit sur sa tête, fit une conversion à droite, et, en trois pas, arriva près de Rodolphe et de Marcel, ôta son chapeau, s'inclina devant les hommes, envoya un salut aux dames, tira son mouchoir, se moucha et prit la parole d'une voix timide:

– Pardon, messieurs, de l'indiscrétion que je vais commettre, dit-il. Il y a longtemps que je brûle du désir de faire votre connaissance, mais je n'avais pas trouvé jusqu'ici d'occasion favorable pour me mettre en rapport avec vous. Me permettez-vous de saisir celle qui se présente aujourd'hui?

– Certainement, certainement, fit Colline qui voyait venir l'étranger.

Rodolphe et Marcel saluèrent sans rien dire.

La délicatesse trop exquise de Schaunard faillit tout perdre.

– Permettez, monsieur, dit-il avec vivacité, vous n'avez pas l'honneur de nous connaître, et les convenances s'opposent à ce que… Auriez-vous la bonté de me donner une pipe de tabac?… Du reste, je serai de l'avis de mes amis…

– Messieurs, reprit Barbemuche, je suis comme vous un disciple des beaux-arts. Autant que j'ai pu m'en apercevoir en vous entendant causer, nos goûts sont les mêmes, j'ai le plus vif désir d'être de vos amis, et de pouvoir vous retrouver ici chaque soir… le propriétaire de cet établissement est un brutal, mais je lui ai dit deux mots, et vous êtes libres de vous retirer… j'ose espérer que vous ne me refuserez pas les moyens de vous retrouver en ces lieux, en acceptant le léger service que…

La rougeur de l'indignation monta au visage de Schaunard.

– Il spécule sur notre situation, dit-il, nous ne pouvons pas accepter. Il a payé notre addition: je vais lui jouer les vingt-cinq francs au billard, et je lui rendrai des points.

Barbemuche accepta la proposition et eut le bon esprit de perdre, mais ce beau trait lui gagna l'estime de la Bohème.

On se quitta en se donnant rendez-vous pour le lendemain.

– Comme ça, disait Schaunard à Marcel, nous ne lui devons rien; notre dignité est sauvegardée.

– Et nous pouvons presque exiger un nouveau souper ajouta Colline.

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