Et les deux amis s'endormirent, rêvant que la princesse de Belgiojoso les priait de changer leurs jours de réception, pour ne point lui enlever ses habitués.
Éveillé dès le grand matin, Marcel prit une toile et procéda vivement à la construction d'un Manoir abandonné, article qui lui était particulièrement demandé par un brocanteur de la place du carrousel. De son côté Rodolphe alla rendre visite à son oncle Monetti, qui excellait dans le récit de la retraite de Russie, et auquel Rodolphe procurait, cinq ou six fois par an, dans les circonstances graves, la satisfaction de narrer ses campagnes, moyennant un prêt de quelque argent que le vétéran-poêlier-fumiste ne disputait pas trop quand on savait montrer beaucoup d'enthousiasme à l'audition de ses récits.
Sur les deux heures, Marcel, le front bas et portant sous ses bras une toile, rencontra, place du carrousel, Rodolphe qui venait de chez son oncle; son attitude annonçait une mauvaise nouvelle.
– Eh bien, dit Marcel, as-tu réussi?
– Non, mon oncle est allé voir le musée de Versailles. Et toi?
– Cet animal de Médicis ne veut plus de Châteaux en ruine; il m'a demandé un Bombardement de Tanger.
– Nous sommes perdus de réputation si nous ne donnons pas notre fête, murmura Rodolphe. Qu'est-ce que pensera mon ami le critique influent, si je lui fais mettre une cravate blanche et des gants jaunes pour rien?
Et tous deux rentrèrent à l'atelier, en proie à de vives inquiétudes.
En ce moment quatre heures sonnaient à la pendule d'un voisin.
– Nous n'avons plus que trois heures devant nous, dit Rodolphe.
– Mais, s'écria Marcel en s'approchant de son ami, es-tu bien sûr, très-sûr, qu'il ne nous reste pas d'argent ici?… hein?
– Ni ici ni ailleurs. D'où proviendrait ce reliquat.
– Si nous cherchions sous les meubles… dans les fauteuils? On prétend que les émigrés cachaient leurs trésors, du temps de Robespierre. Qui sait!… Notre fauteuil a peut-être appartenu à un émigré; et puis il est si dur, que j'ai souvent eu l'idée qu'il renfermait des métaux… Veux-tu en faire l'autopsie?
– Ceci est du vaudeville, reprit Rodolphe d'un ton où la sévérité se mêlait à l'indulgence. Tout à coup Marcel qui avait continué ses fouilles dans tous les coins de l'atelier, poussa un grand cri de triomphe.
– Nous sommes sauvés, s'écria-t-il, j'étais bien sûr qu'il y avait des valeurs ici… tiens, vois! Et il montrait à Rodolphe une pièce de monnaie grande comme un écu et à moitié rongée par la rouille et le vert-de-gris.
C'était une monnaie carlovingienne de quelque valeur artistique. Sur la légende heureusement conservée, on pouvait lire la date du règne de Charlemagne.
– Ça, ça vaut trente sous, dit Rodolphe en jetant un coup d'œil dédaigneux sur la trouvaille de son ami.
– Trente sous bien employés font beaucoup d'effet, répondit Marcel. Avec douze cents hommes, Bonaparte a fait rendre les armes à dix mille autrichiens. L'adresse égale le nombre. Je m'en vais changer l'écu de Charlemagne chez le père Médicis. N'y a-t-il pas encore quelque chose à vendre ici? Tiens, au fait, si j'emportais le moulage du tibia de Jaconowski, le tambour-major russe, ça ferait masse.
– Emporte le tibia. Mais c'est désagréable, il ne va pas rester un seul objet d'art ici.
Pendant l'absence de Marcel, Rodolphe, bien décidé à donner la soirée quand même, alla trouver son ami Colline, le philosophe hyperphysique qui demeurait à deux pas de chez lui.
– Je viens te prier, lui dit-il, de me rendre un service. En ma qualité de maître de maison, il faut absolument que j'aie un habit noir, et… je n'en ai pas… prête-moi le tien.
– Mais, fit Colline en hésitant, en ma qualité d'invité, j'ai besoin de mon habit noir aussi, moi.
– Je te permets de venir en redingote.
– Je n'ai jamais eu de redingote, tu le sais bien.
– Eh bien, écoute, ça peut s'arranger autrement. Au besoin, tu pourrais ne pas venir à ma soirée, et me prêter ton habit noir.
– Tout ça, c'est désagréable; puisque je suis sur le programme, je ne peux pas manquer.
– Il y a bien d'autres choses qui manqueront, dit Rodolphe. Prête-moi ton habit noir et, si tu veux venir, viens comme tu voudras… en bras de chemise… tu passeras pour un fidèle domestique.
– Oh! Non, dit Colline en rougissant. Je mettrai mon paletot noisette. Mais enfin, c'est bien désagréable tout ça. Et comme il aperçut Rodolphe qui s'était déjà emparé du fameux habit noir, il lui cria:
– Mais attends donc… Il y a quelques petites choses dedans.
L'habit de Colline mérite une mention. D'abord cet habit était complétement bleu, et c'était par habitude que Colline disait mon habit noir. Et comme il était alors le seul de la bande possédant un habit, ses amis avaient également la coutume de dire en parlant du vêtement officiel du philosophe: l'habit noir de Colline. En outre, ce vêtement célèbre avait une forme particulière, la plus bizarre qu'on pût voir: les basques très-longues, attachées à une taille très-courte, possédaient deux poches, véritables gouffres, dans lesquelles Colline avait l'habitude de loger une trentaine de volumes qu'il portait éternellement sur lui, ce qui faisait dire à ses amis que, pendant les vacances des bibliothèques, les savants et les hommes de lettres pouvaient aller chercher des renseignements dans les basques de l'habit de Colline, bibliothèque toujours ouverte aux lecteurs.
Ce jour-là, par extraordinaire, l'habit de Colline ne contenait qu'un volume in-quarto de Bayle, un traité des facultés hyperphysiques en trois volumes, un tome de Condillac, deux volumes de Swedenborg et l'Essai sur l'homme de Pope. Quand il en eut débarrassé son habit-bibliothèque, il permit à Rodolphe de s'en vêtir.
– Tiens, dit celui-ci, la poche gauche est encore bien lourde; tu as laissé quelque chose.
– Ah! dit Colline, c'est vrai; j'ai oublié de vider la poche aux langues étrangères. Et il en retira deux grammaires arabes, un dictionnaire Malai et un Parfait bouvier en chinois, sa lecture favorite.
Quand Rodolphe rentra chez lui, il trouva Marcel qui jouait au palet avec des pièces de cinq francs, au nombre de trois. Au premier moment, Rodolphe repoussa la main que lui tendait son ami, il croyait à un crime.
– Dépêchons-nous, dépêchons-nous, dit Marcel… nous avons les quinze francs demandés… voici comment: j'ai rencontré un antiquaire chez Médicis. Quand il a vu ma pièce, il a failli se trouver mal: c'était la seule qui manquât à son médailler. Il a envoyé dans tous les pays pour combler cette lacune, et il avait perdu tout espoir. Aussi, quand il a eu bien examiné mon écu de Charlemagne, il n'a pas hésité un seul moment à m'offrir cinq francs. Médicis m'a poussé du coude, son regard a complété le reste. Il voulait dire: partageons le bénéfice de la vente et je surenchéris; nous avons monté jusqu'à trente francs. J'en ai donné quinze au juif, et voilà le reste. Maintenant nos invités peuvent venir, nous sommes en mesure de leur donner des éblouissements. Tiens tu as un habit noir, toi?
– Oui, dit Rodolphe, l'habit de Colline. Et comme il fouillait dans la poche pour prendre son mouchoir, Rodolphe fit tomber un petit volume de mandchou, oublié dans la poche aux littératures étrangères.
Sur-le-champ les deux amis procédèrent aux préparatifs. On rangea l'atelier; on fit du feu dans le poêle; un châssis de toile, garni de bougies, fut suspendu au plafond en guise de lustre, un bureau fut placé au milieu de l'atelier pour servir de tribune aux orateurs; l'on plaça devant l'unique fauteuil, qui devait être occupé par le critique influent, et l'on disposa sur une table tous les volumes: romans, poëmes, feuilletons dont les auteurs devaient honorer la soirée de leur présence. Afin d'éviter toute collision entre les différents corps de gens de lettres, l'atelier avait été, en outre, disposé en quatre compartiments, à l'entrée de chacun desquels, sur quatre écriteaux fabriqués en toute hâte, on lisait: