– Alors? demande Turandot.
– C'est pas sale.
– Encore un peu?
Turandot emplit de nouveau le verre et remet la bouteille sur l'étagère. Il fouine encore et découvre autre chose.
– Y a aussi l'eau d'arquebuse, qu'il dit.
– C'est démodé ça. De nos jours, ce qu'il faudrait, c'est de l'eau atomique.
Cette évocation de l'histoire universelle fait se marer tout le monde.
– Eh bien, s'écrie Gabriel, en entrant dans le bistro à toute vapeur, eh bien vous vous embêtez pas dans l'établissement. C'est pas comme moi. Quelle histoire. Sers-moi une grenadine bien tassée, pas beaucoup de bouillon, j'ai besoin d'un remontant. Si vous saviez par où je viens de passer.
– Tu nous raconteras ça tout à l'heure, dit Turandot un peu gêné.
– Tiens bonjour toi, dit à Charles Gabriel. Tu restes déjeuner avec nous?
– C'était pas entendu?
– Jte lrappelle, simplement.
– Ya pas à me lrappeler. Jl’avais pas oublié.
– Alors disons que je te confirme mon invitation.
– Ya pas à mla confirmer puisque c'était d'accord.
– Tu restes donc déjeuner avec nous, conclut Gabriel qui voulait avoir le dernier mot.
– Tu causes tu causes, dit Laverdure, c'est tout ce que tu sais faire.
– Bois donc, dit Turandot à Gabriel.
Gabriel suit ce conseil.
– (soupir) Quelle histoire. Vous avez vu Zazie revenir accompagnée par un type?
– Vvui, vuvurrèrent Turandot et Mado Ptits-pieds avec discrétion.
– Moi chsuis arrivé après, dit Charles.
– Au fait, dit Gabriel, vous l'avez pas vu rpasser, le gars?
– Tu sais, dit Turandot, j'ai pas eu le temps de bien le dévisager, alors je ne suis pas tout à fait sûr de le reconnaître, mais c'est peut-être bien le type qu'est assis derrière toi dans le fond.
Gabriel se retourna. Le type était là sur une chaise, attendant patiemment son remontant.
– Nondguieu, dit Turandot, c'est vrai, escuses, je vous avais oublié.
– De rien, dit poliment le type.
– Qu'est-ce que vous diriez d'un fernet-branca?
– Si c'est ça ce que vous me conseillez.
A ce moment, Gabriel, verdâtre, se laisse glisser mollement sur le plancher.
– Ça fera deux fernet-branca, dit Charles en ramassant le copain au passage.
– Deux fernet-branca, deux, répond mécaniquement Turandot.
Rendu nerveux par les événements, il n'arrive pas à remplir les verres, sa main tremble, il en fout à côté des flaques brunâtres qui émettent des pseudopodes qui vont s'en allant souiller le bar en bois depuis l'occupation.
– Donnez-moi donc ça, dit Mado Ptits-pieds en arrachant la bouteille des mains de l'ému patron.
Turandot s'éponge le front. Le type suppe paisiblement son remontant enfin servi. Pinçant le nez de Gabriel, Charles lui verse le liquide entre les dents. Ça dégouline un peu le long des commissures labiales. Gabriel s'ébroue.
– Sacrée cloche, lui dit Charles affectueusement.
– Petite nature, remarque le type requinqué.
– Faut pas dire ça, dit Turandot. Il a fait ses preuves. Pendant la guerre.
– Qu'est-ce qu'il a fait? demande l'autre négligemment.
– L'esstéo, répond l'aubergiste en versant à la ronde de nouvelles doses de fernet.
– Ah! fait le type avec indifférence.
– Vous vous souvenez ptêtt pas, dit Turandot. Scon oublie vite, tout dmème. Le travail obligatoire. En Allemagne. Vous vous souvenez pas?
– Ça prouve pas forcément une forte nature, remarque le type.
– Et les bombes, dit Turandot. Vous les avez oubliées, les bombes?
– Et qu'est-ce qu'il faisait des bombes, votre costaud? Il les recevait dans ses bras pour qu'elles éclatent pas?
– Elle est pas drôle votre astuce, dit Charles qui commence à s'énerver.
– Vous disputez pas, murmure Gabriel qui reprend contact avec le paysage.
D'un pas un peu trop hésitant pour être vrai, il va s'effondrer devant une table qui se trouve être celle du type. Gabriel sort un petit drap mauve de sa poche et s'en tapote le visage, embaumant le bistro d'ambre lunaire et de musc argenté.
– Pouah, fait le type. Elle empeste vott lingerie.
– Vous allez pas recommencer à m'emmerder? demande Gabriel en prenant un air douloureux. Il vient pourtant de chez Fior, ce parfum.
– Faut comprendre les gens, lui dit Charles. Y a des croquants qui n'aiment pas squi est raffiné.
– Raffiné, vous me faites rire, dit le type, on a raffiné ça dans une raffinerie de caca, oui.
– Vous croyez pas si bien dire, s'esclama Gabriel joyeusement. Il paraît qu'il y en a une goutte dans les produits des meilleures firmes.
– Même dans l'eau de Cologne? demande Turandot qui s'approche timidement de ce groupe choisi.
– Ce que tu peux être lourd, toi alors, dit Charles. Tu vois donc pas que Gabriel répète n'importe quelle connerie sans la comprendre, suffit qu'il l'ait entendue une fois.
– Faut bien les entendre pour les répéter, rétorqua Gabriel. As-tu jamais été foutu de sortir une connerie que t'aurais trouvée à toi tout seul?
– Faut pas egzagérer, dit le type.
– Egzagérer quoi? demande Charles.
Le type, lui, s'énerve pas.
– Vous ne dites jamais de conneries? qu'il demande insidieusement.
– Il se les réserve pour lui tout seul, dit Charles aux deux autres. C'est un prétentiard.
– Tout ça, dit Turandot, c'est pas clair.
– D'où c'est qu'on est parti? demande Gabriel.
– Jte disais que tu n'es pas capable de trouver tout seul toutes les conneries que tu peux sortir, dit Charles.
– Quelles conneries que j'ai sorties?
– Je sais plus. T'en produis tellement.
– Alors dans ce cas-là, tu ne devrais pas avoir de mal à m'en citer une.
– Moi, dit Turandot qu'était plus dans le coup, je vous laisse à vos dissertations. Le monde se ramène.
Les midineurs arrivaient, d'aucuns avec leur gamelle. On entendit Laverdure qui poussait son tu causes tu causes c'est tout ce que tu sais faire.
– Oui, dit Gabriel pensivement, de quoi qu'on causait?
– De rien, répondit le type. De rien.
Gabriel le regarda d'un air dégoûté.
– Alors, qu'il dit. Alors qu'est-ce que je fous ici?
– T'es venu mchercher, dit Charles. Tu te souviens? Je déjeune chez toi et après on emmène la petite à la tour Eiffel.
– Alors gy.
Gabriel se leva et, suivi de Charles, s'en fut, ne saluant point le type. Le type appela (geste) Mado Ptits-pieds.
– Pendant que j'y suis, qu'il dit, je reste déjeuner.
Dans l'escalier Gabriel s'arrêta pour demander au pote Charles:
– Tu crois pas que ç'aurait été poli de l'inviter?
VII
Gridoux déjeunait sur place, ça lui évitait de rater un client, s'il s'en présentait un; il est vrai qu'à cette heure-là il n'en survenait jamais. Déjeuner sur place présentait donc un double avantage puisque comme nul client n'apparaissait asteure, Gridoux pouvait casser la graine en toute tranquillité. Cette graine était en général une assiette de hachis parmentier fumant que Mado Ptits-pieds lui apportait après le coup de feu, à l'environ d'une heure.
– Je croyais que c'était des tripes aujourd'hui, dit Gridoux en plongeant pour attraper son litron de rouge planqué dans un coin.
Mado Ptits-pieds haussa les épaules. Tripes? Mythe! Et Gridoux le savait bien.
– Et le type? demanda Gridoux, qu'est-ce qu'il branle?
– I finit de croûter. I parle pas.
– Il pose pas de questions?
– Rien.
– Et Turandot, il lui cause pas?
– Il ose pas.
– Il est pas curieux.
– C'est pas qu'il est pas curieux, mais il ose pas.
– Ouais.
Gridoux se mit à attaquer sa pâtée dont la température avait baissé jusqu'à un degré raisonnable.
– Après? demanda Mado Ptits-pieds, ce sera quoi? Du brie? du camembert?
– Il est beau le brie?
– Il va pas très vite.