Et, se levant d'un bond avec une souplesse aussi singulière qu'inattendue, le colosse fit quelques entrechats en agitant ses mains derrière ses omoplates pour simuler le vol du papillon.
Cet aperçu de son talent suscita chez les voyageurs un enthousiasme considérable.
– Go, femme, qu'ils s'écrièrent pour l'encourager.
– Va hi, hurla Turandot qui n'avait jamais bu d'aussi bonne bibine.
– Oh! la bruyante, dit un serviteur écossaise.
Tandis que de nouveaux clients arrivaient par grappes, déversés par les autocars familiers de ces lieux, Gabriel brusquement, revenait s'asseoir, l'air sinistre.
– Ça ne va pas, meussieu Gabriel? demanda gentiment Madeleine.
– J'ai le trac.
– Coyon, dit Charles.
– C'est bien ma veine, dit Zazie.
– Tu vas pas nous faire ça, dit Turandot.
– Tu causes, tu causes, dit Laverdure, c'est tout ce que tu sais faire.
– Elle a de l'à-propos, cette bête, dit un serviteur écossaise.
– Te laisse pas impressionner, Gaby, dit Turandot.
– Imagine-toi qu'on est des gens comme les autres, dit Zazie.
– Pour me faire plaisir, dit la veuve Mouaque en minaudant.
– Vous, dit Gabriel, je vous emmerde. Non, mes amis, ajouta-t-il à l'intention des autres, non, c'est pas seulement ça (soupir) (silence), mais j'aurais tellement aimé que Marceline puisse m'admirer, elle aussi.
On annonçait que le spectacle allait commencer par une caromba dansée par des Martiniquais tout à fait chous.
XV
Marceline s'était endormie dans un fauteuil. Quelque chose la réveilla. Elle regarda l'heure d'un œil clignotant, n'en tira aucune conclusion spéciale et, enfin, comprit que l'on toquait à la porte, très discrètement.
Elle éteignit aussitôt la lumière et ne bougea pas. Ça ne pouvait pas être Gabriel parce que quand il rentrerait avec les autres, ils feraient naturellement un chabanais à réveiller le quartier. C'était pas non plus la police, vu que le soleil n'était pas encore levé. Quant à l'hypothèse d'un casseur convoitant les éconocroques à Gabriel, elle prêtait à sourire.
Il y eut un silence, puis on se mit à tourner la poignée. Ceci ne donnant aucun résultat, on se mit à trifouiller dans la serrure. Ça dura un certain temps. Il est pas trop calé, se dit Marceline. La porte finalement s'ouvrit.
Le type n'entra pas tout de suite. Marceline respirait si faiblement et astucieusement que l'autre ne devait pas pouvoir l'entendre.
Enfin il fit un pas. Il tâtonnait en cherchant le commutateur. Il parvint à le trouver et la lumière se fit dans le vestibule.
Marceline reconnut tout de suite la silhouette du type: c'était le soi-disant Pedro-surplus. Mais lorsqu'il eut allumé dans la pièce où elle se trouvait, Marceline crut s'être trompée car le personnage présent ne portait ni bacchantes ni verres fumés. Il tenait ses chaussures à la main et souriait.
– Je vous fous la trouille, hein? qu'il demanda galamment.
– Nenni, répondit doucement Marceline.
Et tandis que, s'étant assis, il remettait en silence ses tatanes, elle constata qu'elle n'avait pas commis d'erreur dans sa première identification. C'était bien le type que Gabriel avait jeté dans l'escalier.
Une fois chaussé, il regarda de nouveau Marceline en souriant.
– Cette fois-ci, qu'il dit, j'accepterais bien un verre de grenadine.
– Pourquoi «cette fois-ci»? demanda Marceline en roulant les derniers mots de sa question entre des guillemets.
– Vous ne me reconnaissez pas?
Marceline hésita, puis en convint (geste).
– Vous vous demandez ce que je viens faire ici à une pareille heure?
– Vous êtes un fin psychologue, meussieu Pedro.
– Meussieu Pedro? Pourquoi ça «meussieu Pedro»? demanda le type très intrigué, en agrémentant meussieu Pedro de quelques guillemets.
– Parce que c'est comme ça que vous vous appeliez ce matin, répondit doucement Marceline.
– Ah oui? fit le type d'un air désinvolte. J'avais oublié.
(silence)
– Eh bien? reprit-il, vous ne me demandez pas ce que je viens faire ici à pareille heure?
– Non, je ne vous le demande pas.
– C'est malheureux, dit le type, parce que je vous aurais répondu que je suis venu pour accepter l'offre d'un verre de grenadine.
Marceline s'adressa silencieusement la parole à elle-même pour se communiquer la réflexion suivante:
– Il a envie que je lui dise que c'est idiot, son prétexte, mais je ne lui ferai pas ce plaisir, ah mais non.
Le type regarde autour de lui.
– C'est là-dedans (geste) que ça se trouve?
Il désigne le buffet genre hideux.
Comme Marceline ne répond pas, il hausse les épaules, se lève, ouvre le meuble, sort la bouteille et deux verres.
– Vous en prendrez bien un peu? qu'il propose.
– Ça m'empêcherait de dormir, répond doucement Marceline.
Le type n'insiste pas. Il boit.
– C'est vraiment dégueulasse, qu'il remarque incidemment.
Marceline, elle, ne fait aucun commentaire.
– Ils sont pas encore rentrés? demande le type juste pour dire quelque chose.
– Vous le voyez bien. Sans ça vous seriez déjà en bas.
– Gabriella, fait le type rêveusement (un temps). Marant (un temps). Positivement marant.
Il finit son verre.
– Pouah, murmure-t-il.
Il y a de nouveau du silence dans l'air. Enfin le type se décide.
– Voilà, qu'il dit, j'ai un certain nombre de questions à vous poser.
– Posez, dit doucement Marceline, mais je n'y répondrai pas.
– Il faut, dit le type. Je suis l'inspecteur Bertin Poirée.
Ça fait rire Marceline.
– Voilà ma carte, dit le type vexé.
Et, de loin, il la montre à Marceline.
– Elle est fausse, dit Marceline. Ça se voit au premier coup d'oeil. Et puis si vous étiez un véritable inspecteur, vous sauriez qu'on ne mène pas une enquête comme ça. Vous ne vous êtes même pas donné la peine de lire un roman policier, un français bien sûr, où vous l'auriez appris. Y a de quoi vous faire casser: effraction de serrure, violation de domicile…
– Et peut-être violation d'autre chose.
– Pardon? demanda doucement Marceline.
– Bin voilà, dit le type, j'ai un sacré béguin pour vous. Dès que je vous ai vue, je me suis dit: je pourrais plus vivre sur cette terre si je ne me la farcis pas un jour ou l'autre, alors je me suis ajouté: autant que ça soye le plus vite possible. Je peux pas attendre, moi. Je suis un impatient: c'est mon caractère. Alors donc je me suis dit: ce soir, j'aurai ma chance puisqu'elle, la divine – c'est vous – sera toute seulette dans son nid, vu que tout le reste de la maisonnée cet imbécile de Turandot compris iront au Mont-de-piété pour admirer les gambades de Gabriella. Gabriella! (silence). Marant (silence). Positivement marant.
– Comment savez-vous tout ça?
– Parce que je suis l'inspecteur Bertin Poirée.
– Vous charriez nettement, dit Marceline en changeant brusquement de vocabulaire. Avouez que vous êtes un faux flic.
– Vous croyez qu'un flic – comme vous dites – peut pas être amoureux?
– Alors vous êtes trop con.
– Y a des flics qui sont pas bien forts.
– Mais vous, vous êtes gratiné.
– Alors, c'est tout l'effet que ça vous fait ma déclaration? Ma déclaration d'amour?
– Vous ne vous imaginez tout de même pas que je vais m'allonger comme ça: à la demande.
– Je pense sincèrement que mon charme personnel ne vous laissera pas indifférente, finalement.
– Qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre!
– Vous verrez. Un bout de conversation, et mon pouvoir séducteur opérera.
– Et s'il opère pas?
– Alors je vous saute dessus. Aussi sec.
– Eh bien, allez-y. Essayez.
– Oh j'ai le temps. C'est seulement en dernier recours que j'utiliserai ce moyen que ma conscience n'approuve pas entièrement, faut dire.