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– Alors de l'autre.

Comme Mado Ptits-pieds s'éloignait, Gridoux lui demanda:

– Et lui? qu'est-ce qu'il a croûte?

– Comme vous. Gzactement.

Elle courut pour faire les dix mètres qui séparaient l'échoppe de La Cave. Elle répondrait plus amplement tout à l'heure. Gridoux jugeait en effet le renseignement fourni nettement insuffisant, cependant il semble en nourrir sa méditation jusqu'à la présentation d'un fromage morose par la servante revenue.

– Alors? demanda Gridoux. Le type?

– Il termine son café.

– Et qu'est-ce qu'il raconte?

– Toujours rien.

– Il a bien mangé? De bon appétit?

– Plutôt. Il peine pas sur la nourriture.

– Qu'est-ce qu'il a pris pour commencer? La belle sardine ou là salade de tomates?

– Comme vous que jvous dis, gzactement comme vous. Il a rien pris pour commencer.

– Et comme boisson?

– Du rouge.

– Un quart? une demie?

– Une demie. Il l'a vidée.

– Ah ah! fît Gridoux nettement intéressé.

Avant d'attaquer le frome, d'un habile mouvement de succion, il s'extirpa pensivement des filaments de bœuf coincés en plusieurs endroits parmi sa dentition.

– Et du côté vécés? demanda-t-il encore. Il n'est pas allé aux vécés?

– Non.

– Pas même pour pisser?

– Non.

– Pas même pour se laver les pognes?

– Non.

– Quelle gueule il fait maintenant?

– Aucune.

Gridoux entame une vaste tartine de frome qu'il a méthodiquement préparée, en refoulant la croûte vers l'extrémité la plus lointaine, réservant ainsi le meilleur pour la fin.

Mado Ptits-pieds le regarde faire, l'air distrait, plus pressée du tout, et pourtant le service est pas fini, y a des clients qui doivent réclamer leur addition, le type peut-être par exemple. Elle s'appuya contre l'échoppe et, profitant de ce que Gridoux bouffant ne pouvait discourir, elle aborda ses problèmes personnels.

– C'est un type sérieux, qu'elle dit. Un homme qu'a un métier. Un bon métier, car c'est bon, le taxi, pas vrai?

– (geste).

– Pas trop vieux. Pas trop jeune. Bonne santé. Costaud. Sûrement des éconocroques. Il a tout pour lui, Charles. Y a qu'une chose: il est trop romantique.

– Ça, reconnut Gridoux entre deux déglutitions.

– Ce qu'il peut m'agacer quand je le vois en train de décortiquer un courrier du cœur ou la ptite correspondance d'un canard pour dames. Comment que vous pouvez croire, que je lui dis, comment vous pouvez croire que vous allez trouver là-ddans l'oiseau rêvé? S'il était si bien xa l'oiseau, il saurait se faire dénicher tout seul, pas vrai?

– (geste).

Gridoux en est à sa dernière déglutition. Il a fini sa tartine, il écluse posément un verre de vin, range sa bouteille.

– Et Charles? qu'il demande, qu'est-ce qu'il répond à ça?

– Il répond des trucs pas sérieux comme: et ton oiseau à toi, tu te l'es fait dénicher souvent? Des blagues, quoi (soupir). I veut pas mcomprendre.

– Faut te déclarer.

– J'y ai bien pensé, mais ça se présente jamais bien. Par exemple je le rencontre quelquefois dans l'escalier. Alors on tire un coup, sur les marches du palais. Seulement à ce moment-là je peux pas lui parler comme il faut, j'ai pas l'esprit à ça (silence) – à lui parler comme i faut (silence). Faudrait que je l'invite un soir à dîner. Vous croyez qu'il accepterait?

– En tout cas ça serait pas gentil de sa part de refuser.

– Bin voilà, c'est qu'il est pas toujours gentil, Charles.

Gridoux fît un geste de contestation. Sur le pas de sa porte, le patron criait: Mado!

– On arrive! répondit-elle avec la force voulue pour que ses paroles fendissent l'air avec la vitesse et l'intensité souhaitées. En tout cas, ajouta-t-elle pour Gridoux sur un ton plus modéré, ce que je me demande, c'est dans son idée ce qu'elle aurait de mieux que moi la gonzesse qu'il trouverait par le journal: le baba en or ou quoi?

Un nouveau hululement de Turandot ne lui permit pas d'émettre d'autres hypothèses. Elle emmène la vaisselle et Gridoux se retrouve tout seul avec ses godasses et la rue. Il recommence pas tout de suite à travailler. Il roule lentement l'une de ses cinq cigarettes de la journée et il se met à fumer posément. On pourrait presque dire qu'il semblerait qu'il a l'air de réfléchir à quelque chose. Quand la cigarette est à peu près terminée, il éteint le mégot et le range soigneusement dans une boite de Valdas, une habitude de l'occupation. Puis quelqu'un lui demande vous n'auriez pas un lacet de soulier par hasard je viens de péter le mien. Gridoux lève les yeux et il l'aurait parié, c'est le type et qui continue de la sorte:

– Y a rien de plus agaçant, pas vrai?

– Je ne sais pas, répond Gridoux.

– Des jaunes qu'il m'en faut. Des marrons si vous préférez, pas des noirs.

– Je vais voir ce que j'ai, dit Gridoux. Je vous garantis pas que j'en ai de toutes les couleurs que vous me demandez.

Il bouge pas et se contente de regarder son interlocuteur. Celui-ci fait semblant de ne pas s'en apercevoir.

– C'est tout de même pas des irisés que je veux.

– Des quoi?

– Des couleur d'arc-en-ciel.

– Ceux-là, ils me manquent pour le moment. Et des autres teintes j'en ai pus non plus.

– Et là-bas dans cette boîte c'est pas des lacets de soulier?

Gridougrogne:

– Dites donc vous, j'aime pas qu'on fouine comme ça chez moi.

– Vous refuseriez tout de même pas de vendre un lacet de soulier à un homme qui en a besoin. Autant refuser du pain à un affamé.

– Ça va, cherchez pas à m'attendrir.

– Et une paire de souliers? Vous refuseriez de vendre une paire de souliers?

– Ah là! s'esclama Gridoux, là, vous êtes couyonné.

– Et pourquoi ça?

– Je suis cordonnier et pas marchand de chaussures. Ne sutor ultra crepidam, comme disaient les Anciens. Vous comprenez le latin peut-être? Usque non ascendam anch'io son pittore adios amigos amen et toc. Mais c'est vrai, vous pouvez pas apprécier, vous êtes pas curé, vous êtes flic.

– Où vous avez pris ça, s'il vous plaît?

– Flic ou satyre.

Le type haussa tranquillement les épaules et dit sans conviction ni amertume:

– Des insultes, voilà tous les remerciements qu'on reçoit quand on ramène une enfant perdue à ses parents. Des insultes.

Et il ajoute après un gros soupir:

– Mais quels parents.

Gridoux décolla ses fesses de sus sa chaise pour demander d'un air menaçant:

– Et qu'est-ce qu'ils ont de mal, ses parents? qu'est-ce que vous trouvez à leur redire?

– Oh! rien (sourire).

– Mais dites-le, dites-le donc.

– Le tonton est une tata.

– C'est pas vrai, gueula Gridoux, c'est pas vrai, je vous défends de dire ça.

– Vous n'avez rien à me défendre, mon cher, je n'ai pas d'ordre à recevoir de vous.

– Gabriel, proféra Gridoux solennellement, Gabriel est un honnête citoyen, un honnête et honorable citoyen. D'ailleurs tout le monde l'aime dans le quartier.

– Une séductrice.

– Vous m'emmerdez, vous, à la fin, avec vos airs supérieurs. Je vous répète que Gabriel n'est pas une tante, c'est clair, oui ou non?

– Prouvez-le-moi, dit l'autre.

– Pas difficile, répondit Gridoux. Il est marié.

– Ça prouve rien, dit l'autre. Tenez Henri Trois, par exemple, il était marié.

– Et avec qui? (sourire).

– Louise de Vaudémont.

Gridoux ricane.

– Ça se saurait si cette bonne femme avait été reine de France.

– Ça se sait.

– Vous avez entendu ça à la tévé (grimace). Vous croyez peut-être à tout ce qu'ils racontent?

– N'empêche que ça se trouve dans tous les livres.

– Même dans l'Annuaire du téléphone?

Le type ne sut que répondre.

– Vous voyez, conclut Gridoux avec bonhomie.

Il ajouta ces mots ailés:

– Croyez-moi, faut pas juger les gens trop vite. Gabriel danse dans une boîte de pédales déguisé en Sévillane, dakor. Mais, qu'est-ce que ça prouve, hein? Qu'est-ce que ça prouve. Tenez, donnez-moi votre godasse, je vais vous remettre un lacet.

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