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En cela elle avait raison, et, si je n’eusse pas été une femme, son calcul se fût trouvé juste; car, quoi que l’on ait dit de la satiété du plaisir et du dégoût qui suit ordinairement la possession, tout homme qui a l’âme un peu bien située, et qui n’est pas blasé misérablement et sans ressource, sent son amour s’augmenter de son bonheur, et très souvent le meilleur moyen de retenir un amant prêt à s’éloigner, c’est de se livrer à lui avec un entier abandon.

Rosette avait le dessein de m’amener à quelque chose de décisif avant mon départ. Sachant combien il est difficile de reprendre plus tard une liaison au point où on l’avait laissée, et, d’ailleurs, n’étant nullement sûre de me pouvoir retrouver jamais dans des circonstances aussi favorables, elle ne négligeait aucune des occasions qui se pouvaient présenter de me mettre dans une position à me prononcer nettement et à quitter ces manières évasives derrière lesquelles je me retranchais. Comme j’avais, de mon côté, l’intention excessivement formelle d’éviter toute espèce de rencontre pareille à celle du pavillon rustique, et que je ne pouvais cependant pas, sans afficher un ridicule, affecter trop de froideur pour Rosette et mettre dans nos rapports une pruderie de petite fille, je ne savais trop quelle contenance faire, et je tâchais qu’il y eût toujours une personne tierce avec nous. – Rosette, au contraire, faisait tout son possible pour se trouver seule avec moi, et elle y réussissait assez souvent, le château étant éloigné de la ville et peu fréquenté de la noblesse des environs. – Cette résistance sourde l’attristait et la surprenait; – par instants il lui survenait des doutes et des hésitations sur le pouvoir de ses charmes, et, se voyant si peu aimée, elle n’était quelquefois pas loin de croire qu’elle était laide. – Alors elle redoublait de soins et de coquetterie, et quoique son deuil ne lui permît pas d’employer toutes les ressources de la toilette, elle savait cependant l’orner et le varier de manière à être chaque jour deux ou trois fois plus charmante, – ce qui n’est pas peu dire. – Elle essaya de tout: elle fut enjouée, mélancolique, tendre, passionnée, prévenante, coquette, minaudière même; elle mit, les uns après les autres, tous ces adorables masques qui vont si bien aux femmes, qu’on ne sait plus si ce sont de véritables masques ou leurs figures réelles; – elle revêtit successivement huit ou dix individualités contrastées entre elles, pour voir laquelle me plairait et s’y fixer. À elle seule, elle me fit un sérail complet où je n’avais qu’à jeter le mouchoir; mais rien ne lui réussit, bien entendu.

Le peu de succès de tous ces stratagèmes la fit tomber dans une stupeur profonde. – En effet, elle aurait fait tourner la cervelle de Nestor et fait fondre la glace du chaste Hippolyte lui-même, – et je ne paraissais rien moins que Nestor et Hippolyte: je suis jeune, et j’avais la mine hautaine et décidée, le propos hardi, et, partout ailleurs qu’en tête à tête, la contenance fort délibérée.

Elle dut croire que toutes les sorcières de la Thrace et de la Thessalie m’avaient jeté leurs charmes sur le corps, ou que, tout au moins, j’avais l’aiguillette nouée, et prendre une fort détestable opinion de ma virilité, qui est effectivement assez mince. – Cependant il paraît que cette idée ne lui vint point, et qu’elle n’attribuait qu’à mon défaut d’amour pour elle cette singulière réserve.

Les jours s’écoulaient, et ses affaires n’avançaient pas: – elle en était visiblement affectée: une expression de tristesse inquiète avait remplacé le sourire toujours frais épanoui de ses lèvres; les coins de sa bouche, si joyeusement arqués, s’étaient abaissés sensiblement, et formaient une ligne ferme et sérieuse; quelques petites veines se dessinaient d’une manière plus marquée à ses paupières attendries; ses joues, naguère si semblables à la pêche, n’en avaient conservé que l’imperceptible velouté. Souvent, de ma fenêtre, je la voyais traverser le parterre en peignoir du matin; elle marchait, levant à peine les pieds, comme si elle eût glissé, les deux bras mollement croisés sur la poitrine, la tête inclinée, plus ployée qu’une branche de saule qui trempe dans l’eau, avec quelque chose d’onduleux et d’affaissé, comme une draperie trop longue dont le bout touche à terre. – En ces instants-là, elle avait l’air d’une de ces amoureuses antiques en proie au courroux de Vénus, et sur qui l’impitoyable déesse s’acharne tout entière: – c’est ainsi que je me figure que Psyché devait être quand elle eut perdu Cupidon.

Les jours où elle ne s’efforçait pas pour vaincre ma froideur et mes hésitations, son amour avait une allure simple et primitive qui m’eût charmé; c’était un abandon silencieux et confiant, une chaste facilité de caresses, une abondance et une plénitude de cœur inépuisables, tous les trésors d’une belle nature répandus sans réserve. Elle n’avait point de ces petitesses et de ces mesquineries que l’on voit à presque toutes les femmes, même les mieux douées; elle ne cherchait pas de déguisement, et me laissait voir tranquillement toute l’étendue de sa passion. Son amour-propre ne se révolta pas un instant de ce que je ne répondais pas à tant d’avances, car l’orgueil sort du cœur le jour où l’amour y entre; et si jamais quelqu’un a été véritablement aimé, c’est moi par Rosette. – Elle souffrait, mais sans plainte et sans aigreur, et elle n’attribuait qu’à elle le peu de succès de ses tentatives. – Cependant sa pâleur augmentait chaque jour, et les lis avaient livré aux roses, sur le champ de bataille de ses joues, un grand combat où ces dernières avaient été définitivement mises en déroute; cela me désolait, mais, en bonne conscience, j’y pouvais moins que personne. – Plus je lui parlais avec douceur et affection, plus j’avais avec elle des manières caressantes, plus j’enfonçais dans son cœur la flèche barbelée de l’amour impossible. – Pour la consoler aujourd’hui, je lui préparais un désespoir futur bien plus grand; mes remèdes empoisonnaient sa plaie tout en paraissant l’assoupir. – Je me repentais en quelque sorte de toutes les choses agréables que j’avais pu lui dire, et j’aurais voulu, à cause de l’extrême amitié que j’avais pour elle, trouver les moyens de m’en faire haïr. On ne peut porter le désintéressement plus loin, car j’en eusse été à coup sûr très fâchée; – mais cela eût mieux valu.

J’ai essayé à deux ou trois reprises de lui dire quelques duretés, je me suis bien vite remise au madrigal, car je crains moins encore son sourire que ses larmes. – En ces occasions-là, quoique la loyauté de l’intention m’absolve pleinement dans ma conscience, je suis plus touchée qu’il ne le faudrait, et j’éprouve quelque chose qui n’est pas loin d’être un remords. – Une larme ne peut guère être séchée que par un baiser, et l’on ne peut laisser décemment cet office à un mouchoir, fût-il de la plus fine batiste du monde; – je défais ce que j’ai fait, la larme est bien vite oubliée, plus vite que le baiser, et il s’ensuit toujours pour moi quelque redoublement d’embarras.

Rosette, qui voit que je vais lui échapper, se rattache obstinément et misérablement aux restes de son espérance, et ma position se complique de plus en plus. – La sensation étrange que j’avais éprouvée dans le petit ermitage, et le désordre inconcevable où m’avait jetée l’ardeur des caresses de ma belle amoureuse se sont renouvelés plusieurs fois pour moi, quoique moins violents; et souvent, assise auprès de Rosette, sa main dans ma main, l’entendant me parler avec son doux roucoulement, je m’imagine que je suis un homme, comme elle le croit, et que, si je ne réponds pas à son amour, c’est pure cruauté de ma part.

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