Mais on dirait qu’il n’a jamais porté d’autre costume de sa vie! il n’est pas gêné le moins du monde dans ses mouvements, il marche très bien et ne s’embarrasse pas dans sa queue; il joue de la prunelle et de l’éventail à ravir; et comme il a la taille fine! – on le tiendrait entre les doigts! – C’est prodigieux! c’est inconcevable! – L’illusion est aussi complète que possible: on dirait presque qu’il a de la gorge, tant sa poitrine est grasse et bien remplie, et puis pas un seul poil de barbe, mais pas un; et sa voix qui est douce! Oh! la belle Rosalinde! et qui ne voudrait être son Orlando?
Oui, – qui ne voudrait être l’Orlando de cette Rosalinde, même au prix des tourments que j’ai soufferts? – Aimer comme j’aimais d’un amour monstrueux, inavouable, et que pourtant l’on ne peut déraciner de son cœur; être condamné à garder le silence le plus profond, et n’oser se permettre ce que l’amant le plus discret et le plus respectueux dirait sans crainte à la femme la plus prude et la plus sévère; se sentir dévoré d’ardeurs insensées et sans excuses, même aux yeux des plus damnés libertins; que sont les passions ordinaires à côté de celle-là, une passion honteuse d’elle-même, sans espérance, et dont le succès improbable serait un crime et vous ferait mourir de honte? Être réduit à souhaiter de ne pas réussir, à craindre les chances et les occasions favorables et à les éviter comme un autre les chercherait, voilà quel était mon sort.
Le découragement le plus profond s’était emparé de moi; je me regardais avec une horreur mélangée de surprise et de curiosité. Ce qui me révoltait le plus, c’était de penser que je n’avais jamais aimé auparavant, et que c’était chez moi la première effervescence de jeunesse, la première pâquerette de mon printemps d’amour.
Cette monstruosité remplaçait pour moi les fraîches et pudiques illusions du bel âge; mes rêves de tendresse si doucement caressés, le soir, à la lisière des bois, par les petits sentiers rougissants, ou le long des blanches terrasses de marbre, près de la pièce d’eau du parc, devaient donc se métamorphoser en ce sphinx perfide, au sourire douteux, à la voix ambiguë, et devant lequel je me tenais debout sans oser entreprendre d’expliquer l’énigme! L’interpréter à faux eût causé ma mort; car, hélas! c’est le seul lien qui me rattache au monde; quand il sera brisé, tout sera dit. Ôtez-moi cette étincelle, je serai plus morne et plus inanimé que la momie emprisonnée de bandelettes du plus antique pharaon.
Aux moments où je me sentais entraîné avec le plus de violence vers Théodore, je me rejetais avec effroi dans les bras de Rosette, quoiqu’elle me déplût infiniment; je tâchais de l’interposer entre lui et moi comme une barrière et un bouclier, – et j’éprouvais une secrète satisfaction, lorsque j’étais couché auprès d’elle, à penser qu’au moins c’était une femme bien avérée, et que, si je ne l’aimais plus, j’en étais encore assez aimé pour que cette liaison ne dégénérât pas en intrigue et en débauche.
Cependant je sentais au fond de moi, à travers tout cela, une espèce de regret d’être ainsi infidèle à l’idée de ma passion impossible; je m’en voulais comme d’une trahison, et, quoique je susse bien que je ne posséderais jamais l’objet de mon amour, j’étais mécontent de moi, et je reprenais avec Rosette ma froideur.
La répétition a été beaucoup mieux que je ne l’espérais; Théodore surtout s’est montré admirable; on a aussi trouvé que je jouais supérieurement bien. – Ce n’est pas cependant que j’aie les qualités qu’il faut pour être bon acteur, et l’on se tromperait fort en me croyant capable de remplir d’autres rôles de la même manière; mais par un hasard assez singulier, les paroles que j’avais à prononcer répondaient si bien à ma situation qu’elles me semblaient plutôt inventées par moi qu’apprises par cœur dans un livre. – La mémoire m’aurait manqué dans certains endroits qu’à coup sûr je n’eusse pas hésité une minute pour remplir le vide avec une phrase improvisée. Orlando était moi au moins autant que j’étais Orlando, et il est impossible de rencontrer une plus merveilleuse coïncidence.
À la scène du lutteur, lorsque Théodore détacha la chaîne de son cou et m’en fit présent, ainsi que cela est dans le rôle, il me jeta un regard si doucement langoureux, si rempli de promesses, et il prononça avec tant de grâce et de noblesse la phrase: «Brave cavalier, portez ceci en souvenir de moi, d’une jeune fille qui vous donnerait plus si elle avait plus à vous offrir», que j’en fus réellement troublé, et que ce fut à peine si je pus continuer: «Quelle passion appesantit donc ma langue et lui donne ainsi des fers? je ne puis lui parler, et cependant elle désirerait m’entretenir. Ô pauvre Orlando!»
Au troisième acte, Rosalinde, habillée en homme et sous le nom de Ganymède, réparait avec sa cousine Célie, qui a changé son nom pour celui d’Aliéna.
Cela me fit une impression désagréable: – je m’étais si bien accoutumé déjà à ce costume de femme qui permettait à mes désirs quelques espérances, et qui m’entretenait dans une erreur perfide, mais séduisante! On s’habitue bien vite à regarder ses souhaits comme des réalités sur la foi des plus fugitives apparences, et je devins tout sombre quand Théodore reparut sous son costume d’homme, plus sombre que je ne l’étais auparavant; car la joie ne sert qu’à mieux faire sentir la douleur, le soleil ne brille que pour mieux faire comprendre l’horreur des ténèbres, et la gaieté du blanc n’a pour but que de faire ressortir toute la tristesse du noir.
Son habit était le plus galant et le plus coquet du monde, d’une coupe élégante et capricieuse, tout orné de passe-quilles et de rubans, à peu près dans le goût des raffinés de la cour de Louis XIII; un chapeau de feutre pointu, avec une longue plume frisée, ombrageait les boucles de ses beaux cheveux, et une épée damasquinée relevait le bas de son manteau de voyage.
Cependant il était ajusté de manière à faire pressentir que ces habits virils avaient une doublure féminine; quelque chose de plus large dans les hanches et de plus rempli à la poitrine, je ne sais quoi d’ondoyant que les étoffes ne présentent pas sur le corps d’un homme ne laissaient que de faibles doutes sur le sexe du personnage.
Il avait une tournure moitié délibérée, moitié timide, on ne peut plus divertissante, et, avec un art infini, il se donnait l’air aussi gêné dans un costume qui lui était ordinaire qu’il avait eu l’air à son aise dans des vêtements qui n’étaient pas les siens.
La sérénité me revint un peu, et je me persuadai de nouveau que c’était bien effectivement une femme. – Je repris assez de sang-froid pour remplir convenablement mon rôle.
Connais-tu cette pièce? peut-être que non. Depuis quinze jours que je ne fais que la lire et la déclamer, je la sais entièrement par cœur, et je ne puis m’imaginer que tout le monde ne soit pas aussi au courant que moi du nœud de l’intrigue; c’est une erreur où je tombe assez communément, de croire que, lorsque je suis ivre, toute la création est soûle et bat les murailles, et, si je savais l’hébreu, il est sûr que je demanderais en hébreu ma robe de chambre et mes pantoufles à mon domestique, et que je serais fort étonné qu’il ne me comprît pas. – Tu la liras si tu veux; je fais comme si tu l’avais lue, et je ne touche qu’aux endroits qui se rapportent à ma situation.
Rosalinde, en se promenant dans la forêt avec sa cousine, est très étonnée que les buissons portent, au lieu de mûres et de prunelles, des madrigaux à sa louange: fruits singuliers qui heureusement ne sont pas habitués à pousser sur des ronces; car il vaut mieux, quand on a soif, trouver de bonnes mûres sur les branches que de méchants sonnets. Elle s’inquiète fort pour savoir qui a ainsi gâté l’écorce des jeunes arbres en y taillant son chiffre. – Célie, qui a déjà rencontré Orlando, lui dit, après s’être fait longtemps prier, que ce rimeur n’est autre que le jeune homme qui a vaincu à la lutte Charles, l’athlète du duc.