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Quel pandémonium! quelle cohue énorme et inextricable doit être un théâtre véritable!

Depuis que l’on a parlé de jouer la comédie, tout est ici dans le désordre le plus complet. Tous les tiroirs sont ouverts, toutes les armoires vidées; c’est un vrai pillage. Les tables, les fauteuils, les consoles, tout est encombré, on ne sait où poser le pied: il traîne par la maison des quantités prodigieuses de robes, de mantelets, de voiles, de jupes, de capes, de toques, de chapeaux; et, quand on pense que cela doit tenir sur le corps de sept ou huit personnes, on se rappelle involontairement ces bateleurs de la foire qui ont huit à dix habits les uns sur les autres: et l’on ne peut se figurer que, de tout cet amas, Il ne sortira qu’un costume pour chacun.

Les domestiques ne font qu’aller et venir; – il y en a toujours deux ou trois sur le chemin du château à la ville, et, si cela continue, tous les chevaux deviendront poussifs.

Un directeur de théâtre n’a pas le temps d’être mélancolique, et je ne l’ai guère été depuis quelque temps. Je suis tellement assourdi et assommé que je commence à ne plus rien comprendre à la pièce. Comme c’est moi qui remplis le rôle de l’imprésario outre mon rôle d’Orlando, ma besogne est double. Quand il se présente quelque difficulté, c’est à moi qu’on a recours, et mes décisions n’étant pas toujours écoutées comme des oracles, cela dégénère en des discussions interminables.

Si ce qu’on appelle vivre est d’être toujours sur ses jambes, de répondre à vingt personnes, de monter et de descendre des escaliers, de ne pas penser une minute dans une journée, je n’ai jamais tant vécu que cette semaine; je ne prends pourtant pas autant de part à ce mouvement que l’on pourrait le croire. – L’agitation est très peu profonde, et à quelques brasses on retrouverait l’eau morte et sans courant; la vie ne me pénètre pas si facilement que cela; et c’est même alors que le vis le moins, quoique j’aie l’air d’agir et de me mêler à ce qui se fait; l’action m’hébète et me fatigue à un point dont on ne peut se faire une idée; – quand je n’agis pas, je pense ou au moins je rêve, et c’est une façon d’existence; – je ne l’ai plus dès que je sors de mon repos d’idole de porcelaine.

Jusqu’à présent, je n’ai rien fait, et j’ignore si je ferai jamais rien. Je ne sais pas arrêter mon cerveau, ce qui est toute la différence de l’homme de talent à l’homme de génie; c’est un bouillonnement sans fin, le flot pousse le flot; je ne puis maîtriser cette espèce de jet intérieur qui monte de mon cœur à ma tête, et qui noie toutes mes pensées faute d’issues. – Je ne puis rien produire, non par stérilité, mais par surabondance; mes idées poussent si drues et si serrées qu’elles s’étouffent et ne peuvent mûrir. – Jamais l’exécution, si rapide et si fougueuse qu’elle soit, n’atteindra à une pareille vélocité: – quand j’écris une phrase, la pensée qu’elle rend est déjà aussi loin de moi que si un siècle se fût écoulé au lieu d’une seconde, et souvent il m’arrive d’y mêler, malgré moi, quelque chose de la pensée qui l’a remplacée dans ma tête.

Voilà pourquoi je ne saurais vivre, – ni comme poète ni comme amant. – Je ne puis rendre que les idées que je n’ai plus; – je n’ai les femmes que lorsque je les ai oubliées et que j’en aime d’autres; – homme, comment pourrais-je produire ma volonté au jour, puisque, si fort que je me hâte, je n’ai plus le sentiment de ce que je fais, et que je n’agis que d’après une faible réminiscence?

Prendre une pensée dans un filon de son cerveau, l’en sortir brute d’abord comme un bloc de marbre qu’on extrait de la carrière, la poser devant soi, et du matin au soir, un ciseau d’une main, un marteau de l’autre, cogner, tailler, gratter, et emporter à la nuit une pincée de poudre pour jeter sur son écriture; voilà ce que je ne pourrai jamais faire.

Je dégage bien en idée la svelte figure du bloc grossier, et j’en ai la vision très nette; mais il y a tant d’angles à abattre, tant d’éclats à faire sauter, tant de coups de râpe et de marteau à donner pour approcher de la forme et saisir la juste sinuosité du contour que les ampoules me viennent aux mains, et que je laisse tomber le ciseau par terre.

Si je persiste, la fatigue prend un degré d’intensité tel que ma vue intime s’obscurcit totalement, et que je ne saisis plus à travers le nuage du marbre la blanche divinité cachée dans son épaisseur. Alors je la poursuis au hasard et comme à tâtons; je mords trop dans un endroit, je ne vais pas assez avant dans l’autre; j’enlève ce qui devait être la jambe ou le bras, et je laisse une masse compacte où devait se trouver un vide; au lieu d’une déesse, je fais un magot, quelquefois moins qu’un magot, et le magnifique bloc tiré à si grands frais et avec tant de labeur des entrailles de la terre, martelé, tailladé, fouillé en tous les sens, a plutôt l’air d’avoir été rongé et percé à jour par les polypes pour en faire une ruche que façonné par un statuaire d’après un plan donné.

Comment fais-tu, Michel-Ange, pour couper le marbre par tranches, ainsi qu’un enfant qui sculpte un marron? de quel acier étaient faits tes ciseaux invaincus? et quels robustes flancs vous ont portés, vous tous, artistes féconds et travailleurs, à qui nulle matière ne résiste, et qui faites couler votre rêve tout entier dans la couleur et dans le bronze?

C’est une vanité innocente et permise, en quelque sorte, après ce que je viens de dire de cruel sur mon compte, et ce n’est pas toi qui m’en blâmeras, ô Silvio! – mais quoique l’univers ne doive jamais en rien savoir, et que mon nom soit d’avance voué à l’oubli, je suis un poète et un peintre! – J’ai eu d’aussi belles idées que nul poète du monde; j’ai créé des types aussi purs, aussi divins que ce que l’on admire le plus dans les maîtres. – Je les vois là, devant moi, aussi nets, aussi distincts que s’ils étaient peints réellement, et, si je pouvais ouvrir un trou dans ma tête et y mettre un verre pour qu’on y regardât, ce serait la plus merveilleuse galerie de tableaux que l’on eût jamais vue. Aucun roi de la terre ne peut se vanter d’en posséder une pareille. – Il y a des Rubens aussi flamboyants, aussi allumés que les plus purs qui soient à Anvers; mes Raphaëls sont de la plus belle conservation, et ses madones n’ont pas de plus gracieux sourires; Buonarotti ne tord pas un muscle d’une façon plus fière et plus terrible; le soleil de Venise brille sur cette toile comme si elle était signée Paulus Cagliari; les ténèbres de Rembrandt lui-même s’entassent au fond de ce cadre où tremble dans le lointain une pâle étoile de lumière; les tableaux qui sont dans la manière qui m’est propre ne seraient assurément dédaignés de qui que ce soit.

Je sais bien que j’ai l’air étrange à dire cela, et que je paraîtrai entêté de l’ivresse grossière du plus sot orgueil; – mais cela est ainsi, et rien n’ébranlera ma conviction là-dessus. Personne sans doute ne la partagera; qu’y faire? Chacun naît marqué d’un sceau noir ou blanc. Apparemment le mien est noir.

J’ai même quelquefois peine à voiler suffisamment ma pensée à cet endroit; il m’est arrivé souvent de parler trop familièrement de ces hauts génies dont on doit adorer la trace et contempler la statue de loin et à genoux. Une fois, je me suis oublié jusqu’à dire: Nous autres. – Heureusement c’était devant une personne qui n’y prit pas garde, sans quoi j’eusse infailliblement passé pour le plus énorme fat qui fut jamais.

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