Ah! malgré l’étreinte furieuse dont j’ai voulu enlacer le monde matériel au défaut de l’autre, je sens que je suis mal né, que la vie n’est pas faite pour moi, et qu’elle me repousse; je ne puis me mêler à rien: quelque chemin que je suive, je me fourvoie; l’allée unie, le sentier rocailleux me conduisent également à l’abîme. Si je veux prendre mon essor, l’air se condense autour de moi, et je reste pris, les ailes étendues sans les pouvoir refermer. – Je ne puis ni marcher ni voler; le ciel m’attire quand je suis sur terre, la terre quand je suis au ciel; en haut, l’aquilon m’arrache les plumes; en bas, les cailloux m’offensent les pieds. J’ai les plantes trop tendres pour cheminer sur les tessons de verre de la réalité: l’envergure trop étroite pour planer au-dessus des choses, et m’élever, de cercle en cercle, dans l’azur profond du mysticisme, jusqu’aux sommets inaccessibles de l’éternel amour; je suis le plus malheureux hippogriffe, le plus misérable ramassis de morceaux hétérogènes qui ait jamais existé depuis que l’Océan aime la lune, et que les femmes trompent les hommes: la monstrueuse Chimère, mise à mort par Bellérophon, avec sa tête de vierge, ses pattes de lion, son corps de chèvre et sa queue de dragon, était un animal d’une composition simple auprès de moi.
Dans ma frêle poitrine habitent ensemble les rêveries semées de violettes de la jeune fille pudique et les ardeurs insensées des courtisanes en orgie: mes désirs vont, comme les lions, aiguisant leurs griffes dans l’ombre et cherchant quelque chose à dévorer; mes pensées, plus fiévreuses et plus inquiètes que les chèvres, se suspendent aux crêtes les plus menaçantes; ma haine, toute bouffie de poison, entortille en nœuds inextricables ses replis écaillés, et se traîne longuement dans les ornières et les ravins.
C’est un étrange pays que mon âme, un pays florissant et splendide en apparence, mais plus saturé de miasmes putrides et délétères que le pays de Batavia: le moindre rayon de soleil sur la vase y fait éclore les reptiles et pulluler les moustiques; – les larges tulipes jaunes, les nagassaris et les fleurs d’angsoka y voilent pompeusement d’immondes charognes. La rose amoureuse ouvre ses lèvres écarlates, et fait voir en souriant ses petites dents de rosée aux galants rossignols qui lui récitent des madrigaux et des sonnets: rien n’est plus charmant; mais il y a cent à parier contre un que, dans l’herbe, au bas du buisson, un crapaud hydropique rampe sur des pattes boiteuses et argenté son chemin avec sa bave.
Voilà des sources plus claires et plus limpides que le diamant le plus pur; mais il vaudrait mieux pour vous puiser l’eau stagnante du marais sous son manteau de joncs pourris et de chiens noyés que de tremper votre coupe à cette onde. – Un serpent est caché au fond, et tourne sur lui-même avec une effrayante rapidité en dégorgeant son venin.
Vous avez planté du blé; il pousse de l’asphodèle, de la jusquiame, de l’ivraie et de pâles ciguës aux rameaux vert-de-grisés. Au lieu de la racine que vous aviez enfouie, vous êtes tout surpris de voir sortir de terre les jambes velues et tortillées de la noire mandragore.
Si vous y laissez un souvenir, et que vous veniez le reprendre quelque temps après, vous le retrouverez plus verdi de mousse et plus fourmillant de cloportes et d’insectes dégoûtants qu’une pierre posée sur le terrain humide d’une cave.
N’essayez pas d’en franchir les ténébreuses forêts; elles sont plus impraticables que les forêts vierges d’Amérique et que les jungles de Java: des lianes fortes comme des câbles courent d’un arbre à l’autre; des plantes, hérissées et pointues comme des fers de lance, obstruent tous les passages; le gazon lui-même est couvert d’un duvet brûlant comme celui de l’ortie. Aux arceaux du feuillage se suspendent par les ongles de gigantesques chauves-souris du genre vampire; des scarabées d’une grosseur énorme agitent leurs cornes menaçantes, et fouettent l’air de leurs quadruples ailes; des animaux monstrueux et fantastiques, comme ceux que l’on voit passer dans les cauchemars, s’avancent péniblement en cassant les roseaux devant eux. Ce sont des troupeaux d’éléphants qui écrasent les mouches entre les rides de leur peau desséchée ou qui se frottent les flancs au long des pierres et des arbres, des rhinocéros à la carapace rugueuse, des hippopotames au mufle bouffi et hérissé de poils, qui vont pétrissant la boue et le détritus de la forêt avec leurs larges pieds.
Dans les clairières, là où le soleil enfonce comme un coin d’or un rayon lumineux, à travers la moite humidité, à l’endroit où vous auriez voulu vous asseoir, vous trouverez toujours quelque famille de tigres nonchalamment couchés, humant l’air par les naseaux, clignant leurs yeux vert-de-mer et lustrant leurs fourrures de velours avec leur langue rouge-de-sang et couverte de papilles; ou bien c’est quelque nœud de serpents boas à moitié endormis et digérant le dernier taureau avalé.
Redoutez tout: l’herbe, le fruit, l’eau, l’air, l’ombre, le soleil, tout est mortel.
Fermez l’oreille au babil des petites perruches au bec d’or et au cou d’émeraude qui descendent des arbres et viennent se poser sur vos doigts en palpitant des ailes; car, avec leur joli bec d’or, les petites perruches au cou d’émeraude finiront par vous crever gentiment les yeux au moment où vous vous abaisserez pour les embrasser. – C’est ainsi!
Le monde ne veut pas de moi; il me repousse comme un spectre échappé des tombeaux; j’en ai presque la pâleur: mon sang se refuse à croire que je vis, et ne veut pas colorer ma peau; il se traîne lentement dans mes veines, comme une eau croupie dans des canaux engorgés. – Mon cœur ne bat pour rien de ce qui fait battre le cœur de l’homme. – Mes douleurs et mes joies ne sont pas celles de mes semblables. J’ai violemment désiré ce que personne ne désire; j’ai dédaigné des choses que l’on souhaite éperdument. – J’ai aimé des femmes quand elles ne m’aimaient pas, et j’ai été aimé quand j’aurais voulu être haï: toujours trop tôt ou trop tard, plus ou moins, en deçà ou au-delà; jamais ce qu’il aurait fallu; ou je ne suis pas arrivé, ou j’ai été trop loin. – J’ai jeté ma vie par les fenêtres, ou je l’ai concentrée à l’excès sur un seul point, et de l’activité inquiète de l’ardélion j’en suis venu à la morne somnolence du tériaki et du stylite sur sa colonne.
Ce que je fais a toujours l’apparence d’un rêve; mes actions semblent plutôt le résultat du somnambulisme que celui d’une libre volonté; quelque chose est en moi, que je sens obscurément à une grande profondeur, qui me fait agir sans ma participation et toujours en dehors des lois communes; le côté simple et naturel des choses ne se révèle à moi qu’après tous les autres, et je saisirai tout d’abord l’excentrique et le bizarre: pour peu que la ligne biaise, j’en ferai bientôt une spirale plus entortillée qu’un serpent; les contours, s’ils ne sont pas arrêtés de la manière la plus précise, se troublent et se déforment. Les figures prennent un air surnaturel et vous regardent avec des yeux effrayants.
Aussi, par une espèce de réaction instinctive, je me suis toujours désespérément cramponné à la matière, à la silhouette extérieure des choses, et j’ai donné dans l’art une très grande place à la plastique. – Je comprends parfaitement une statue, je ne comprends pas un homme; où la vie commence, je m’arrête et recule effrayé comme si j’avais vu la tête de Méduse. Le phénomène de la vie me cause un étonnement dont je ne puis revenir. – Je ferai sans doute un excellent mort, car je suis un assez pauvre vivant, et le sens de mon existence m’échappe complètement. Le son de ma voix me surprend à un point inimaginable, et je serais tenté quelquefois de la prendre pour la voix d’un autre. Lorsque je veux étendre mon bras et que mon bras m’obéit, cela me paraît tout à fait prodigieux, et je tombe dans la plus profonde stupéfaction.