Le tiroir où étaient renfermées mes robes, désormais inutiles, me parut comme le cercueil de mes blanches illusions; – j’étais un homme, ou du moins j’en avais l’apparence: la jeune fille était morte.
Quand j’eus totalement perdu de vue la cime des châtaigniers qui entourent la métairie, il me sembla que je n’étais plus moi, mais un autre, et je me souvenais de mes actions anciennes comme des actions d’une personne étrangère auxquelles j’aurais assisté, ou comme du début d’un roman dont je n’aurais pas achevé la lecture.
Je me rappelais complaisamment mille petits détails dont l’enfantine naïveté me faisait venir sur les lèvres un sourire d’indulgence un peu moqueuse quelquefois, comme celui d’un jeune libertin qui écouterait les confidences arcadiques et pastorales d’un écolier de troisième; et, au moment où je m’en détachais pour toujours, toutes mes puérilités de petite fille et de jeune fille accouraient sur le bord du chemin en me faisant mille signes d’amitié et m’envoyant des baisers du bout de leurs doigts blancs et effilés.
Je piquai mon cheval pour me dérober à ces énervantes émotions; les arbres filaient rapidement à droite et à gauche; mais l’essaim folâtre, plus bourdonnant qu’une ruche d’abeilles, se mit à courir dans les allées latérales et à m’appeler: – Madeleine! Madeleine!
Je donnai sur le cou de ma bête un grand coup de cravache qui la fit redoubler de vitesse. Mes cheveux se tenaient presque droits derrière ma tête, mon manteau était horizontal, comme si des plis eussent été sculptés dans la pierre, tant ma course était rapide; je regardai une fois en arrière, et je vis, comme un petit nuage blanc bien loin à l’horizon, la poussière que les pieds de mon cheval avaient soulevée.
Je m’arrêtai un peu.
Dans un buisson d’églantier, sur le bord de la route, je vis remuer quelque chose de blanc, et une petite voix claire et douce comme l’argent me vint frapper l’oreille: – Madeleine, Madeleine, où allez-vous si loin, Madeleine? Je suis votre virginité, ma chère enfant; c’est pourquoi j’ai une robe blanche, une couronne blanche et une peau blanche. Mais vous, pourquoi avez-vous des bottes, Madeleine? Il me semblait que vous aviez le pied fort joli. Des bottes et un haut-de-chausses, et un grand chapeau à plume comme un cavalier qui va à la guerre! Pourquoi donc cette longue épée qui bat et meurtrit votre cuisse? Vous avez un singulier équipage, Madeleine, et je ne sais trop si je dois vous accompagner.
– Si tu as peur, ma chère, retourne à la maison, va arroser mes fleurs et soigner mes colombes. Mais en vérité tu as tort, tu serais plus en sûreté sous ces vêtements de bon drap que sous ta gaze et ton lin. Mes bottes empêchent qu’on ne voie si j’ai un joli pied; cette épée, c’est pour me défendre, et la plume qui s’agite à mon chapeau est pour effaroucher tous les rossignols qui me viendraient chanter à l’oreille de fausses chansons d’amour.
Je continuai ma route: dans les soupirs du vent je crus reconnaître la dernière phrase de la sonate que j’avais apprise pour la fête de mon oncle, et, dans une large rose qui levait sa tête épanouie au-dessus d’un petit mur, le modèle de la grosse rose d’après quoi j’avais fait tant d’aquarelles; en passant devant une maison, je vis flotter à une fenêtre le fantôme de mes rideaux. Tout mon passé semblait se cramponner après moi pour m’empêcher d’aller en avant et d’arriver à un nouvel avenir.
J’hésitai deux ou trois fois, et je tournai la tête de mon cheval de l’autre côté.
Mais la petite couleuvre bleue de la curiosité me sifflait tout doucement des paroles insidieuses, et me disait: – Marche, marche, Théodore; l’occasion est bonne pour t’instruire; si tu n’apprends pas aujourd’hui, tu ne sauras jamais. – Et ton noble cœur, tu le donneras donc au hasard, à la première apparence honnête et passionnée? – Les hommes nous cachent des secrets bien extraordinaires, Théodore!
Je repris le galop.
Le haut-de-chausses était bien sur mon corps et non dans mon esprit; j’éprouvai un certain malaise et comme un frisson de peur, pour nommer la chose par son nom, à un endroit sombre de la forêt; un coup de fusil tiré par un braconnier manqua me faire évanouir. Si c’eût été un voleur, les pistolets placés dans mes fontes et ma formidable épée ne m’eussent pas été à coup sûr d’un grand secours. Mais peu à peu je m’aguerris, et je n’y fis plus attention.
Le soleil descendait lentement sous l’horizon comme le lustre d’un théâtre qu’on abaisse quand la représentation est finie. Des lapins et des faisans traversaient la route de temps à autre; les ombres s’allongeaient, et tous les lointains se nuançaient de rougeurs. Certaines portions du ciel étaient d’un lilas très doux et très fondu, d’autres tenaient du citron et de l’orange; les oiseaux de nuit commençaient à chanter, et il se dégageait du bois une foule de bruits singuliers: le peu de lumière qu’il y avait encore s’éteignit, et l’obscurité devint complète, augmentée qu’elle était par l’ombre portée des arbres. Moi, qui n’étais jamais sortie seule de nuit, me trouver à huit heures du soir dans une grande forêt! Conçois-tu cela, ma Graciosa, moi qui me mourais déjà de peur au bout du jardin? L’effroi me reprit de plus belle, et le cœur me battit terriblement; ce fut, je t’avoue, avec une grande satisfaction que je vis poindre et scintiller au revers d’un coteau les lumières de la ville où j’allais. Dès que je vis ces points brillants semblables à de petites étoiles terrestres, ma frayeur se passa complètement. Il me semblait que ces lueurs indifférentes étaient les yeux ouverts d’autant d’amis qui veillaient pour moi.
Mon cheval n’était pas moins content que moi, et humant un doux parfum d’écurie plus agréable pour lui que toutes les odeurs des marguerites et des fraises des bois, il courut tout droit à l’hôtel du Lion-Rouge.
Une blonde lueur rayonnait à travers le vitrage de plomb de l’auberge, dont l’enseigne de fer-blanc se balançait à droite et à gauche, et geignait comme une vieille femme, car la bise commençait à fraîchir. – Je remis mon cheval aux mains d’un palefrenier, et j’entrai dans la cuisine.
Une énorme cheminée, ouvrant au fond sa gueule rouge et noire, avalait un fagot à chaque bouchée, et de chaque côté des chenets, deux chiens, assis sur leur derrière et presque aussi grands que des hommes, se faisaient cuire avec le plus grand flegme du monde, se contentant de lever un peu leurs pattes et de pousser une espèce de soupir quand la chaleur devenait plus intense; mais, à coup sûr, ils eussent mieux aime être réduits en charbon que de reculer d’un pas.
Mon arrivée ne parut pas leur faire plaisir, et ce fut en vain que, pour faire connaissance avec eux, je leur passai, à plusieurs reprises, la main sur la tête; ils me jetaient des regards en dessous qui ne signifiaient rien de bon. – Cela m’étonna, car les animaux viennent a moi volontiers.
L’hôtelier s’approcha pour me demander ce que je voulais à souper.
C’était un homme pansu, avec un nez rouge, des yeux vairons et un sourire qui lui faisait le tour de la tête. À chaque mot qu’il disait, il montrait une double rangée de dents pointues et séparées comme celles des ogres. Le grand couteau de cuisine qui pendait à son côté avait un air douteux et semblait pouvoir servir à plusieurs usages. Quand je lui eus dit ce que je désirais, il alla à un des chiens, et lui donna un coup de pied quelque part. Le chien se leva, et se dirigea vers une espèce de roue où il entra avec un air piteux et rechigné, et en me lançant un regard de reproche. Enfin, voyant qu’il n’y avait pas de grâce à espérer, il se mit à faire tourner sa roue, et par contre-coup la broche où était enfilé le poulet dont je devais souper. Je me promis de lui en jeter les reliefs pour le payer de sa peine, et je me mis à considérer la cuisine en attendant qu’il fût prêt.