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Ces belles paupières turques, ce regard limpide et profond, cette chaude couleur d’ambre pâle, ces longs cheveux noirs lustrés, ce nez d’une coupe fine et fière, ces emmanchements et ces extrémités délices et sveltes à la manière du Parmeginiano, ces délicates sinuosités, cette pureté d’ovale qui donnent tant d’élégance et d’aristocratie à une tête, tout ce que je voulais, ce que j’aurais été heureux de trouver disséminé dans cinq ou six personnes, j’ai tout cela réuni dans une seule personne!

Ce que j’adore le plus entre toutes les choses du monde, – c’est une belle main. – Si tu voyais la sienne! quelle perfection! comme elle est d’une blancheur vivace! quelle mollesse de peau! quelle pénétrante moiteur! comme le bout de ses doigts est admirablement effilé! comme l’œil de ses ongles se dessine nettement! quel poli et quel éclat! on dirait des feuilles intérieures d’une rose, – les mains d’Anne d’Autriche, si vantées, si célébrées, ne sont, à celles-là, que des mains de gardeuse de dindons ou de laveuse de vaisselle. – Et puis quelle grâce, quel art dans les moindres mouvements de cette main! comme ce petit doigt se replie gracieusement et se tient un peu écarté de ses grands frères! – La pensée de cette main me rend fou, et fait frémir et brûler mes lèvres. – Je ferme les yeux pour ne plus la voir; mais du bout de ses doigts délicats elle me prend les cils et m’ouvre les paupières, fait passer devant moi mille visions d’ivoire et de neige.

Ah! sans doute, c’est la griffe de Satan qui s’est gantée de cette peau de satin; – c’est quelque démon railleur qui se joue de moi; – il y a ici du sortilège. – C’est trop monstrueusement impossible.

Cette main… Je m’en vais partir en Italie voir les tableaux des grands maîtres, étudier, comparer, dessiner, devenir un peintre enfin, pour la pouvoir rendre comme elle est, comme je la vois, comme je la sens; ce sera peut-être un moyen de me débarrasser de cette espèce d’obsession.

J’ai désiré la beauté; je ne savais pas ce que je demandais. – C’est vouloir regarder le soleil sans paupières, c’est vouloir toucher la flamme. – Je souffre horriblement. – Ne pouvoir s’assimiler cette perfection, ne pouvoir passer dans elle et la faire passer en soi, n’avoir aucun moyen de la rendre et de la faire sentir! – Quand je vois quelque chose de beau, je voudrais le toucher de tout moi-même, partout et en même temps. Je voudrais le chanter et le peindre, le sculpter et l’écrire, en être aimé comme je l’aime; je voudrais ce qui ne se peut pas et ce qui ne se pourra jamais.

Ta lettre m’a fait mal, – bien mal, moi ce que je te dis là. – Tout ce bonheur calme et pur dont tu jouis, ces promenades dans les bois rougissants, – ces longues causeries, si tendres et si intimes, qui se terminent par un chaste baiser sur le front; cette vie séparée et sereine; ces jours, si vite passés que la nuit vous semble avancer, me font encore trouver plus tempétueuses les agitations intérieures où je vis. – Ainsi donc vous devez vous marier dans deux mois; tous les obstacles sont levés, vous êtes sûrs maintenant de vous appartenir à tout jamais. Votre félicité présente s’augmente de toute votre félicité future. Vous êtes heureux, et vous avez la certitude d’être plus heureux bientôt. – Quel sort que le vôtre! – Ton amie est belle, mais ce que tu as aimé en elle, ce n’est pas la beauté morte et palpable, la beauté matérielle, c’est la beauté invisible et éternelle, la beauté qui ne vieillit point, la beauté de l’âme. – Elle est pleine de grâce et de candeur; elle t’aime comme savent aimer ces âmes-là. – Tu n’as pas cherché si l’or de ses cheveux se rapprochait pour le ton des chevelures de Rubens et du Giorgione; mais ils t’ont plu, parce que c’étaient ses cheveux. Je parie bien, heureux amant que tu es, que tu ne sais pas seulement si le type de ta maîtresse est grec ou asiatique, anglais ou italien. – Ô Silvio! combien sont rares les cœurs qui se contentent de l’amour pur et simple et qui ne souhaitent ni ermitage dans les forêts, ni jardin dans une île du lac Majeur.

Si j’avais le courage de m’arracher d’ici, j’irais passer un mois avec vous; peut-être me purifierais-je à l’air que vous respirez, peut-être l’ombre de vos allées jetterait-elle un peu de fraîcheur à mon front brûlant; mais non, c’est un paradis où je ne dois pas mettre le pied. – À peine doit-il m’être permis de regarder de loin, et par-dessus le mur, les deux beaux anges qui s’y promènent la main dans la main, les yeux sur les yeux. Le démon ne peut entrer dans l’Eden que sous la forme d’un serpent, et, cher Adam, pour tout le bonheur du ciel, je ne voudrais pas être le serpent de ton Ève.

Quel effroyable travail s’est-il donc fait dans mon âme depuis ces derniers temps? qui a donc fait tourner mon sang et l’a changé en venin? Monstrueuse pensée, qui déploie tes rameaux d’un vert pâle et tes ombelles de ciguë dans l’ombre glaciale de mon cœur, quel vent empoisonné y a déposé le germe dont tu es éclose! C’était donc là ce qui m’était réservé, voilà donc où devaient aboutir tous ces chemins si désespérément tentés! – Ô sort, comme tu te joues de nous! – Tous ces élans d’aigle vers le soleil, ces pures flammes aspirantes du ciel, cette divine mélancolie, cet amour profond et contenu, cette religion de la beauté, cette fantaisie si curieuse et si élégante, ce flot intarissable et toujours montant de la fontaine intérieure, cette extase aux ailes toujours ouvertes, cette rêverie plus en fleur que l’aubépine de mai? toute cette poésie de ma jeunesse, tous ces dons si beaux et si rares ne me devaient servir qu’à me mettre au-dessous du dernier des hommes!

Je voulais aimer. – J’allais comme un forcené appelant et invoquant l’amour; – je me tordais de rage sous le sentiment de mon impuissance; j’allumais mon sang, je traînais mon corps aux bourbiers des plaisirs; j’ai serré à l’étouffer contre mon cœur aride une femme et belle et jeune et qui m’aimait; – j’ai couru après la passion qui me fuyait. Je me suis prostitué, et j’ai fait comme une vierge qui s’en irait dans un mauvais lieu espérant trouver un amant parmi ceux que la débauche y pousse, au lieu d’attendre patiemment, dans une ombre discrète et silencieuse, que l’ange que Dieu me réserve m’apparût dans une pénombre rayonnante, une fleur du ciel à la main. Toutes ces années que j’ai perdues à m’agiter puérilement, à courir çà et là, à vouloir forcer la nature et le temps, j’aurais dû les passer dans la solitude et la méditation, à tâcher de me rendre digne d’être aimé; – c’eût été sagement fait; – mais l’avais des écailles sur les yeux et je marchais droit au précipice. J’ai déjà un pied suspendu sur le vide, et le crois que je m’en vais bientôt lever l’autre. J’ai beau résister, je le sens, il faut que je roule jusqu’au fond de ce nouveau gouffre qui vient de s’ouvrir en moi.

Oui, c’est bien ainsi que je m’étais figuré l’amour. Je sens maintenant ce que j’avais rêvé. – Oui, voilà bien les insomnies charmantes et terribles où les roses sont des chardons et où les chardons sont des roses; voilà bien la douce peine et le bonheur misérable, ce trouble ineffable qui vous entoure d’un nuage doré et fait trembler devant vous la forme des objets ainsi que fait l’ivresse, ces bourdonnements d’oreille où tinte toujours la dernière syllabe du nom bien aimé, ces pâleurs, ces rougeurs, ces frémissements subits, cette sueur brûlante et glacée: c’est bien cela; les poètes ne mentent pas.

Quand je suis au moment d’entrer au salon où nous avons l’habitude de nous trouver, mon cœur bat avec une telle violence qu’on le pourrait voir à travers mes habits, et je suis obligé de le comprimer avec mes deux mains, de peur qu’il ne s’échappe. – Si je l’aperçois au bout d’une allée, dans le parc, la distance s’efface sur-le-champ, et je ne sais pas où le chemin passe: il faut que le diable l’emporte ou que j’aie des ailes. – Rien ne peut m’en distraire: je lis, son image s’interpose entre le livre et mes yeux; – je monte à cheval, je cours au grand galop, et je crois toujours sentir dans le tourbillon ses longs cheveux qui se mêlent aux miens, et entendre sa respiration précipitée et son souffle tiède qui m’effleure la joue. Cette image m’obsède et me suit partout, et je ne la vois jamais plus que lorsque je ne la vois pas.

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