ROSETTE – Ô Théodore, Dieu veuille que je parvienne bientôt à l’endroit où est la fenêtre! Voilà bien assez longtemps que je suis la spirale à travers la nuit la plus profonde; mais j’ai peur que l’ouverture n’ait été maçonnée et qu’il ne faille gravir jusqu’au sommet; et si cet escalier aux marches innombrables n’aboutissait qu’à une porte murée ou à une voûte de pierres de taille?
THEODORE. – Ne dites pas cela, Rosette; ne le pensez pas. – Quel architecte construirait un escalier qui n’aboutirait à rien? Pourquoi supposer le paisible architecte du monde plus stupide et plus imprévoyant qu’un architecte ordinaire? – Dieu ne se trompe pas, et n’oublie rien. On ne peut pas croire qu’il se soit amusé, pour vous faire pièce, à vous enfermer dans un long tube de pierre sans issue et sans ouverture. Pourquoi voulez-vous qu’il dispute à de pauvres fourmis comme nous sommes leur misérable bonheur d’une minute, et l’imperceptible grain de mil qui leur revient dans cette large création? – Il faudrait pour cela qu’il eût la férocité d’un tigre ou d’un juge; et, si nous lui déplaisions tant, il n’aurait qu’à dire à une comète de se détourner un peu de sa course et à nous étrangler tous avec un crin de sa queue. – Comment diable voulez-vous que Dieu se divertisse à nous enfiler un à un dans une épingle d’or, comme faisait des mouches l’empereur Domitien? – Dieu n’est pas une portière ni un marguillier, et, quoiqu’il soit vieux, il n’est pas encore tombé en enfance. – Toutes ces petites méchancetés sont au-dessous de lui, et il n’est pas assez niais pour faire de l’esprit avec nous et nous jouer des tours. – Courage, Rosette, courage! Si vous êtes essoufflée, arrêtez-vous un peu et reprenez haleine, et puis continuez votre ascension: vous n’avez peut-être plus qu’une vingtaine de marches à gravir pour arriver à l’embrasure d’où vous verrez votre bonheur.
ROSETTE. – Jamais! oh! jamais! et si je parviens au sommet de la tour, ce ne sera que pour m’en précipiter.
THEODORE. – Chasse, ma pauvre affligée, ces idées sinistres qui voltigent autour de toi comme des chauves-souris, et jettent sur ton beau front l’ombre opaque de leurs ailes. Si tu veux que je t’aime, sois heureuse, et ne pleure pas. (Il l’attire doucement contre lui et l’embrasse sur les yeux.)
ROSETTE. – Quel malheur pour moi de vous avoir connu! et pourtant, si la chose était à refaire, je voudrais encore vous avoir connu. – Vos rigueurs m’ont été plus douces que la passion des autres; et, quoique vous m’ayez beaucoup fait souffrir, tout ce que j’ai eu de plaisir m’est venu de vous; par vous, j’ai entrevu ce que j’aurais pu être. Vous avez été un éclair de ma nuit, et vous avez illuminé bien des endroits sombres de mon âme; vous avez ouvert dans ma vie des perspectives toutes nouvelles. – Je vous dois de connaître l’amour, l’amour il est vrai; mais il y a à aimer sans être aimé un charme mélancolique et profond, et il est beau de se ressouvenir de ceux qui nous oublient. – C’est déjà un bonheur que de pouvoir aimer même quand on est seul à aimer, et beaucoup meurent sans l’avoir eu, et souvent les plus à plaindre ne sont pas ceux qui aiment.
THEODORE. – Ceux-là souffrent et sentent leurs plaies, mais du moins ils vivent. Ils tiennent à quelque chose; ils ont un astre autour duquel ils gravitent, un pôle auquel ils tendent ardemment. Ils ont quelque chose à souhaiter; ils se peuvent dire: Si je parviens là, si j’ai cela, je serai heureux. Ils ont d’effroyables agonies, mais en mourant ils peuvent au moins se dire: – Je meurs pour lui. – Mourir ainsi, c’est renaître. – Les vrais, les seuls irréparablement malheureux sont ceux dont la folle étreinte embrasse l’univers entier, ceux qui veulent tout et ne veulent rien, et que l’ange ou la fée qui descendrait et leur dirait subitement: – Souhaitez une chose, et vous l’aurez, – trouverait embarrassés et muets.
ROSETTE. – Si la fée venait, je sais bien ce que je lui demanderais.
THEODORE. – Vous le savez, Rosette, et voilà en quoi vous êtes plus heureuse que moi, car je ne le sais pas. Il s’agite en moi beaucoup de désirs vagues qui se confondent ensemble, et en enfantent d’autres qui les dévorent ensuite. Mes désirs sont une nuée d’oiseaux qui tourbillonnent et voltigent sans but; le vôtre est un aigle qui a les yeux sur le soleil, et que le manque d’air empêche de se soulever sur ses ailes déployées. – Ah! si je pouvais savoir ce que je veux; si l’idée qui me poursuit se dégageait nette et précise du brouillard qui l’entoure; si l’étoile favorable ou fatale apparaissait au fond de mon ciel; si la lueur que je dois suivre venait à rayonner dans la nuit, feu follet perfide ou phare hospitalier; si ma colonne de feu marchait devant moi, fût-ce à travers un désert sans manne et sans fontaines; si je savais où je vais, dussé-je n’aboutir qu’à un précipice! – j’aimerais mieux ces courses insensées de chasseurs maudits, par les fondrières et les halliers, que ce piétinement absurde et monotone. Vivre ainsi, c’est faire un métier pareil à celui de ces chevaux qui, les yeux bandés, tournent la roue de quelque puits, et font des milliers de lieues sans rien voir et sans changer de place. – Il y a assez longtemps que je tourne, et le seau devrait bien être remonté.
ROSETTE. – Vous avez avec d’Albert beaucoup de points de ressemblance, et, quand vous parlez, il me semble quelquefois que ce soit lui qui parle. – Je ne doute pas que, lorsque vous le connaîtrez plus, vous ne vous attachiez beaucoup à lui; vous ne pouvez manquer de vous convenir. – Il est travaillé, comme vous, de ces élans sans but; il aime immensément sans savoir quoi, il voudrait monter au ciel, car la terre lui paraît un escabeau bon à peine pour un de ses pieds, et il a plus d’orgueil que Lucifer avant sa chute.
THEODORE. – J’avais d’abord eu peur que ce ne fût un de ces poètes comme il y en a tant, et qui ont chassé la poésie de la terre, un de ces enfileurs de perles fausses qui ne voient au monde que la dernière syllabe des mots, et qui, lorsqu’ils ont fait rimer ombre avec sombre, flamme avec âme, et Dieu avec lieu, se croisent consciencieusement les bras et les jambes, et permettent aux sphères d’accomplir leur révolution.
ROSETTE. – Il n’est point de ceux-là. Ses vers sont au-dessous de lui, et ne le contiennent pas. On prendrait, d’après ce qu’il a fait, une idée très fausse de sa personne; son véritable poème, c’est lui, et je ne sais pas s’il en fera jamais d’autre. – Il a au fond de son âme un sérail de belles idées qu’il entoure d’un triple mur, et dont il est plus jaloux que jamais sultan ne le fut de ses odalisques. – Il ne met dans ses vers que celles dont il ne se soucie pas ou dont il est rebuté; c’est la porte par où il les chasse, et le monde n’a que ce dont il ne veut plus.
THEODORE. – Je conçois cette jalousie et cette pudeur. – De même bien des gens ne conviennent de l’amour qu’ils ont eu que lorsqu’ils ne l’ont plus, et de leurs maîtresses que lorsqu’elles sont mortes.
ROSETTE. – L’on a tant de peine à posséder quelque chose en propre dans ce monde! tout flambeau attire tant de papillons, tout trésor attire tant de voleurs! – J’aime ces silencieux qui emportent leur idée dans leur tombe et ne la veulent point livrer aux sales baisers et aux impudiques attouchements de la foule. Ces amoureux me plaisent qui n’écrivent le nom de leur maîtresse sur aucune écorce, qui ne le confient à aucun écho, et qui, en dormant, sont poursuivis de cette crainte qu’un rêve ne le leur fasse prononcer. Je suis de ce nombre; je n’ai pas dit ma pensée, et nul ne saura mon amour… Mais voici qu’il est bientôt onze heures, mon cher Théodore, et je vous empêche de prendre un repos dont vous devez avoir besoin. Quand il faut que je vous quitte, j’éprouve toujours un serrement de cœur, et il me semble que c’est la dernière fois que je vous verrai. Je retarde le plus que je peux; mais il faut bien s’en aller à la fin. Allons, adieu, car j’ai peur que d’Albert ne me cherche; adieu, ami.