– Jamais je n’ai eu tant d’amour dans le cœur; j’aurais pressé la nature sur mon sein, je serrais le vide entre mes bras comme si je les eusse refermés sur une taille de vierge; je donnais des baisers à l’air qui passait sur mes lèvres; je nageais dans les effluves qui sortaient de mon corps rayonnant. Ah! si Rosette se fût trouvée là! quel adorable galimatias je lui eusse débité! Mais les femmes ne savent jamais arriver à propos. – Le rossignol cessa de chanter; la lune, qui n’en pouvait plus de sommeil, tira sur ses yeux son bonnet de nuages, et moi je quittai le jardin; car le froid de la nuit commençait à me gagner.
Comme j’avais froid, je pensai tout naturellement que j’aurais plus chaud dans le lit de Rosette que dans le mien, et je fus couché avec elle. – J’entrai avec mon passe-partout, car tout le monde dormait dans la maison. – Rosette elle-même était endormie et j’eus la satisfaction de voir que c’était sur un volume, non coupé, de mes dernières poésies. Elle avait deux bras au-dessus de la tête, la bouche souriante et entrouverte, une jambe étendue et l’autre un peu repliée, dans une pose pleine de grâce et d’abandon; elle était si bien ainsi que je sentis un regret mortel de n’en pas être plus amoureux.
En la regardant, je songeai à cela, que j’étais aussi stupide qu’une autruche. J’avais ce que je désirais depuis si longtemps, une maîtresse à moi comme mon cheval et mon épée, jeune, jolie, amoureuse et spirituelle; – sans mère à grands principes, sans père décoré, sans tante revêche, sans frère spadassin, avec cet agrément ineffable d’un mari dûment scellé et cloué dans un beau cercueil de chêne doublé de plomb, le tout recouvert d’un gros quartier de pierre de taille, ce qui n’est pas à dédaigner; car, après tout, c’est un mince divertissement que d’être appréhendé au milieu d’un spasme voluptueux, et d’aller compléter sa sensation sur le pavé après avoir décrit un arc de 40 à 45 degrés, selon l’étage où l’on se trouve; – une maîtresse libre comme l’air des montagnes, et assez riche pour entrer dans les raffinements et les élégances les plus exquises, n’ayant d’ailleurs aucune espèce d’idée morale, ne vous parlant jamais de sa vertu tout en essayant une nouvelle posture, ni de sa réputation non plus que si elle n’en avait jamais eu, ne voyant intimement aucune femme, et les méprisant toutes presque autant que si elle était un homme, faisant fort peu de cas du platonisme et ne s’en cachant point, et toutefois mettant toujours le cœur de la partie; – une femme qui, si elle avait été posée dans une autre sphère, serait indubitablement devenue la plus admirable courtisane du monde, et aurait fait pâlir la gloire des Aspasies et des Impérias!
Or, cette femme ainsi faite était à moi. – J’en faisais ce que je voulais; j’avais la clef de sa chambre et de son tiroir; je décachetais ses lettres; je lui avais ôté son nom et je lui en avais donné un autre. C’était ma chose, ma propriété. Sa jeunesse, sa beauté, son amour, tout cela m’appartenait, j’en usais, j’en abusais. Je la faisais coucher dans le jour et se lever la nuit, si la fantaisie m’en prenait, et elle obéissait simplement et sans avoir l’air de me faire un sacrifice, et sans prendre de petits airs de victime résignée. – Elle était attentive, caressante, et, chose monstrueuse, exactement fidèle; – c’est-à-dire que si, il y a six mois, au temps où je me dolentais de ne pas avoir de maîtresse, on m’avait fait entrevoir, même lointainement, un pareil bonheur, j’en serais devenu fou de joie, et j’eusse envoyé mon chapeau cogner le ciel en signe de réjouissance. Eh bien! maintenant que je l’ai, ce bonheur me laisse froid; je le sens à peine, je ne le sens pas, et la situation où je suis prend si peu sur moi que je doute souvent que j’en aie changé. – Je quitterais Rosette, j’en ai la conviction intime, qu’au bout d’un mois, peut-être de moins, je l’aurais si parfaitement et si soigneusement oubliée que je ne saurais plus si je l’ai connue ou non! En fera-t-elle autant de son côté? – Je crois que non.
Je réfléchissais donc à toutes ces choses, et, par une espèce de sentiment de repentir, je déposai sur le front de la belle dormeuse le baiser le plus chaste et le plus mélancolique que jamais jeune homme ait donné à une jeune femme, sur le coup de minuit. – Elle fit un petit mouvement; le sourire de sa bouche se prononça un peu plus, mais elle ne se réveilla pas. – Je me déshabillai lentement, et, me glissant sous les couvertures, je m’étendis tout au long d’elle comme une couleuvre. – La fraîcheur de mon corps la surprit; elle ouvrit ses yeux et, sans me parler, elle colla sa bouche à ma bouche, et s’entortilla si bien autour de moi que je fus réchauffé en moins de rien. Tout le lyrisme de la soirée se tourna en prose, mais en prose poétique du moins. – Cette nuit est une des plus belles nuits blanches que j’aie passées: je ne puis plus en espérer de pareilles.
Nous avons encore des moments agréables, mais il faut qu’ils aient été amenés et préparés par quelque circonstance extérieure comme celle-ci, et dans les commencements, je n’avais pas besoin de m’être monté l’imagination en regardant la lune et en écoutant chanter le rossignol pour avoir tout le plaisir qu’on peut avoir quand on n’est pas réellement amoureux. Il n’y a pas encore de fils cassés dans notre trame, mais il y a çà et là des nœuds, et la chaîne n’est pas à beaucoup près aussi unie.
Rosette, qui est encore amoureuse, fait ce qu’elle peut pour parer à tous ces inconvénients. Malheureusement il y a deux choses au monde qui ne se peuvent commander: l’amour et l’ennui. – Je fais de mon côté des efforts surhumains pour vaincre cette somnolence qui me gagne malgré moi, et, comme ces provinciaux qui s’endorment à dix heures dans les salons des villes, je tiens mes yeux le plus écarquillés possible, et je relève mes paupières avec mes doigts! – rien n’y fait, et je prends un laisser-aller conjugal on ne peut plus déplaisant.
La chère enfant, qui s’est bien trouvée l’autre jour du système champêtre, m’a emmené hier à la campagne.
Il ne serait peut-être pas hors de propos que je te fisse une petite description de la susdite campagne, qui est assez jolie; cela égayerait un peu toute cette métaphysique, et d’ailleurs il faut bien un fond pour les personnages, et les figures ne peuvent pas se détacher sur le vide ou sur cette teinte brune et vague dont les peintres remplissent le champ de leur toile.
Les abords en sont très pittoresques. – On arrive, par une grande route bordée de vieux arbres, à une étoile dont le milieu est marqué par un obélisque de pierre surmonté d’une boule de cuivre doré: cinq chemins font les pointes; – puis le terrain se creuse tout à coup. – La route plonge dans une vallée assez étroite, dont le fond est occupé par une petite rivière qu’elle enjambe par un pont d’une seule arche, puis remonte à grands pas par le revers opposé, où est assis le village dont on voit poindre le clocher d’ardoises entre les toits de chaume et les têtes rondes des pommiers. – L’horizon n’est pas très vaste, car il est borné, des deux côtés, par la crête du coteau, mais il est riant, et repose l’œil. – À côté du pont, il y a un moulin et une fabrique en pierres rouges en forme de tour; des aboiements presque perpétuels, quelques braques et quelques jeunes bassets à jambes torses qui se chauffent au soleil devant la porte vous apprendraient que c’est là que demeure le garde-chasse, si les buses et les fouines, clouées aux volets, pouvaient vous laisser un moment dans l’incertitude. – À cet endroit commence une avenue de sorbiers dont les fruits écarlates attirent des nuées d’oiseaux; comme on n’y passe pas fort souvent, il n’y a au milieu qu’une bande de couleur blanche; tout le reste est recouvert d’une mousse courte et fine, et, dans la double ornière tracée par les roues des voitures, bourdonnent et sautillent de petites grenouilles vertes comme des chrysoprases. – Après avoir cheminé quelque temps, on se trouve devant une grille en fer qui a été dorée et peinte, et dont les côtés sont garnis d’artichauts et de chevaux de frise. Puis le chemin se dirige vers le château, que l’on ne voit pas encore, car il est enfoui dans la verdure comme un nid d’oiseau, sans trop se presser toutefois et se détournant assez souvent pour aller visiter un ruisseau et une fontaine, un kiosque élégant ou un beau point de vue, passant et repassant la rivière sur des ponts chinois ou rustiques. – L’inégalité du terrain et les batardeaux élevés pour le service du moulin font qu’en plusieurs endroits la rivière a des chutes de quatre à cinq pieds de hauteur, et rien n’est plus agréable que d’entendre gazouiller toutes ces cascatelles à côté de soi, le plus souvent sans les voir, car les osiers et les sureaux qui bordent le rivage y forment un rideau presque impénétrable; mais toute cette portion du parc n’est en quelque sorte que l’antichambre de l’autre partie: une grande route qui passe au travers de cette propriété la coupe malheureusement en deux, inconvénient auquel on a remédié d’une manière fort ingénieuse. Deux grands murs crénelés, remplis de barbacanes et de meurtrières imitant une forteresse ruinée, se dressent de chaque côté de la route; une tour où s’accrochent des lierres gigantesques, et qui est du côté du château, laisse tomber sur le bastion opposé un véritable pont-levis avec des chaînes de fer qu’on baisse tous les matins. – On passe par une belle arcade ogive dans l’intérieur du donjon, et de là dans la seconde enceinte, où les arbres, qui n’ont pas été coupés depuis plus d’un siècle, sont d’une hauteur extraordinaire, avec des troncs noueux emmaillotés de plantes parasites, et les plus beaux et les plus singuliers que j’aie jamais vus. Quelques-uns n’ont de feuilles qu’au sommet, et se terminent en larges ombrelles; d’autres s’effilent en panaches: – d’autres, au contraire, ont près de leur tige une large touffe, d’où le tronc dépouillé s’élance vers le ciel comme un second arbre planté dans le premier; on dirait des plans de devant d’un paysage composé ou des coulisses d’une décoration de théâtre, tellement ils sont d’une difformité curieuse; – des lierres, qui vont de l’un à l’autre et les embrassent à les étouffer, mêlent leurs cœurs noirs aux feuilles vertes, et semblent en être l’ombre. – Rien au monde n’est plus pittoresque. – La rivière s’élargit, à cet endroit, de manière à former un petit lac, et le peu de profondeur permet de distinguer, sous la transparence de l’eau, les belles plantes aquatiques qui en tapissent le lit. Ce sont des nymphéas et des lotus qui nagent nonchalamment dans le plus pur cristal avec les reflets des nuées et des saules pleureurs qui se penchent sur la rive: le château est de l’autre côté, et ce petit batelet peint de vert pomme et de rouge vif vous évitera de faire un assez long détour pour aller chercher le pont. – C’est un assemblage de bâtiments construits à différentes époques, avec des pignons inégaux et une foule de petits clochetons. Ce pavillon est en brique avec des coins de pierre; ce corps de logis est d’un ordre rustique, plein de bossages et de vermiculages. Cet autre pavillon est tout moderne; il a un toit plat à l’italienne avec des vases et une balustrade de tuiles et un vestibule de coutil en forme de tente: les fenêtres sont toutes de grandeurs différentes, et ne se correspondent pas; il y en a de toutes les façons: on y trouve jusqu’au trèfle et à l’ogive, car la chapelle est gothique. Certaines portions sont treillissées, comme les maisons chinoises, de treillis peints de différentes couleurs, où grimpent des chèvrefeuilles, des jasmins, des capucines et de la vigne vierge dont les brindilles entrent familièrement dans les chambres, et semblent vous tendre la main en vous disant bonjour.