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– Aie confiance en moi: j'ai mis soixante-dix-sept années à être généreux mais, maintenant, je le suis.

Il lui prit le poignet, lui enleva le pistolet qu'il offrit à Françoise en gage de sincérité. Il couvrit de baisers la main désarmée.

Puis il remit à Françoise Chavaigne une enveloppe.

– Vous y trouverez mon testament et l'adresse de mon notaire. Je compte sur vous pour tout régler. Et je remercie Mercure de vous avoir mise sur ma route.

Il se tourna vers sa pupille et lui remit aussi une enveloppe.

– Tu la liras quand tu auras rejoint le continent.

Il la serra dans ses bras. Il prit le visage de son amour entre ses mains et le mangea des yeux. Ce fut elle qui tendit les lèvres vers les siennes.

Les deux amies montèrent sur le rafiot. La cadette, livide, contemplait l'île qui s'éloignait. L'aînée, radieuse, regardait la côte qui s'approchait.

Françoise partit aussitôt à Tanches rencontrer le notaire du Capitaine.

La pupille s'assit face à la mer et ouvrit l'enveloppe de son tuteur. Elle contenait une lettre brève:

Hazel, mon amour,

Tout désir est commémoratif. Toute aimée est la réincarnation d'une défunte inassouvie.

Tu es la morte et la vivante.

A toi,

Omer Loncours.

– Vous êtes très riche, dit sobrement l'aînée, à son retour de Tanches.

– Non: nous sommes très riches. Votre plus cher désir est-il toujours d'embarquer sur un grand paquebot qui irait au-delà de l'Océan?

– Plus que jamais.

– Je propose New York.

En route pour Cherbourg, l'ancienne infirmière déclara:

– Je ne pense pas qu'Adèle voulait réellement mourir. Elle s'est jetée à l'eau face à la côte, non face à l'Océan. Elle n'aura sans doute pas eu la force de nager jusqu'à Nœud. Je suis sûre qu'elle voulait vivre.

Peu avant leur départ, elle reçut une dépêche qui lui annonçait le suicide de Loncours. Il y avait une petite note du Capitaine pour elle:

Chère mademoiselle,

Je compte sur vous pour que Hazel ne sache rien de ma mort.

Orner Loncours, Mortes-Frontières, le 31 mars 1923.

«Je l'avais mal jugé, se dit Françoise. Il était vraiment généreux.»

A bord du paquebot qui traversait l'Atlantique de Cherbourg à New York, tout le monde était d'accord pour penser que Mlle Englert et Mlle Chavaigne partageaient la palme de la plus belle passagère.

Elles partageaient aussi la plus belle cabine, dans laquelle il y avait un grand miroir. Hazel s'y regardait pendant des heures, avec dans sa main la lettre du Capitaine et dans ses yeux un émerveillement intarissable.

– Narcisse! lui lançait Françoise en souriant.

– C'est exact, répondait-elle. Je suis en train de devenir une fleur.

New York était une ville où il faisait bon vivre quand on avait de l'argent. Les deux amies s'achetèrent un appartement admirable en face de Central Park.

Il leur arriva bien des choses à chacune, mais elles ne se quittèrent jamais.

Note de l'auteur

Ce roman comporte deux fins. Ce n'était pas délibéré de ma part. Il m'est arrivé un phénomène nouveau: parvenue à cette première issue heureuse, j'ai ressenti l'impérieuse nécessité d'écrire un autre dénouement. Quand ce fut fait, je ne pus choisir entre les deux fins, tant chacune s'imposait avec autant d'autorité à mon esprit et relevait d'une logique des personnages aussi troublante qu'implacable.

Aussi ai-je décidé de les conserver toutes les deux. Je tiens à préciser qu'il ne faut en aucun cas y voir une influence des univers interactifs qui sévissent aujourd'hui dans l'informatique et ailleurs: ces mondes me sont totalement étrangers.

Ce dénouement différent intervient au moment où Françoise, évadée, s'apprête à entrer dans la chambre de Hazel pour lui révéler la vérité, page 136.

Elle allait entrer chez Hazel quand des mains de fer s'abattirent sur elle: c'étaient les sbires, toujours aussi impassibles et muets. Ils la transportèrent dans la chambre de Loncours.

Françoise enrageait tant d'avoir échoué si près du but qu'elle ne parvenait même pas à avoir peur.

– Encore une fois, mademoiselle, j'admire autant votre intelligence que votre bêtise. J'admire les trésors d'ingéniosité que vous avez déployés pour votre évasion. Mais a-t-on jamais vu une telle présence d'esprit au service d'une cause aussi sotte? Que vous prépariez-vous donc à dire à ma pupille?

– Vous le savez bien.

– Je veux vous l'entendre dire.

– La vérité: sa beauté, sa beauté si fulgurante qu'elle rend fou.

– Ou folle.

– Ou criminel. Je lui dirai tout, votre ruse ignoble et l'histoire d'Adèle que vous avez emprisonnée avant elle.

– Très bien. Et après?

– Et après? Rien. Ça suffira.

– Ça suffira à quoi?

– A ce qu'elle vive enfin. J'aimerais également qu'elle vous tue, mais je ne puis garantir qu'elle en soit capable. Moi, je le serais, mais ce ne sont pas mes affaires.

– C'est votre affaire plus que la sienne.

– Pourquoi dites-vous ça?

– Parce que je suis votre rival. Si quelqu'un me déteste ici, c'est vous. Pas elle.

– C'est une question de secondes. Lais sez-moi lui dire la vérité: nul doute qu'elle vous vomira.

– Ce n'est pas impossible. En revanche, il est peu probable qu'elle me quitte.

– Vos hommes l'en empêcheront?

– Non. Retrouver le monde après si longtemps serait une folie qu'elle ne commettra pas.

– Cela ne fait jamais que cinq ans de réclusion. Elle est jeune, elle s'en remettra, ce n'est pas insurmontable. Ne parlez pas d'elle comme vous parleriez de Robinson Crusoé.

– Je parle d'elle comme je parlerais d'Eurydice. Depuis cinq ans, elle se tient pour morte. Il faut une sacrée force pour ressusciter.

– Elle l'aura. Je l'y aiderai.

– Et moi? Vous avez pensé à moi, dans vos projets?

Elle éclata de rire.

– Vraiment pas. Je me fiche de ce qui va vous arriver.

– Vous voulez dire: de ce qui me serait arrivé. Car je vous rappelle que votre plan a échoué.

– Je n'ai pas dit mon dernier mot.

– Avant que vous ne le disiez, je vous soumets cette petite réflexion: ne voyez-vous pas la sottise stérile de votre héroïsme? Il m'a fallu tant d'habileté et de précautions pour créer ce paradis. Ce paradis, oui: à Mortes-Frontières, j'ai tout ce que je veux, ce qui est déjà bien, et j'échappe à tout ce qui me déplaît, ce qui est mieux encore. J'ai recréé pour moi seul le jardin d'Eden: cela m'a demandé beaucoup d'argent, histoire d'acheter l'île et de construire cette maison très spéciale, sans parler du salaire de mes gorilles. Il fallait bien ça, en notre siècle qui s'annonce liberticide, pour abriter mes inadmissibles désirs, pour cacher mon Eve éternelle, pour la mettre à l'abri des mille serpents qui l'auraient détournée de moi. Cessez donc de me juger selon les ukases de la morale et mesurez mon mérite à l'aune de Prométhée.

– Parce qu'il faut vous admirer, en plus?

– Il faut admirer les gens capables d'être heureux. Au lieu de vouloir détruire leur bonheur conquis de haute lutte, il faut louer leur courage et leur détermination.

– Il faut sans doute aussi applaudir au spectacle d'une jeune fille emprisonnée?

– Si vous connaissiez les jeunes filles comme je les connais, vous sauriez qu'elles ont le sens du tragique.

– Vous semblez ignorer que j'ai été l'une d'elles.

– Vous n'avez jamais été une jeune fille séquestrée, opprimée, adorée. Si cela vous était arrivé, vous sauriez que les pucelles adorent les mises en scène définitives.

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