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– Il est vraiment très malade, madame.

– Cela n'empêche pas. Tâchez de ne pas vous faire épouser, je vous en prie. Je ne voudrais pas perdre ma meilleure infirmière.

La nuit, dans son lit, Françoise eut du mal à trouver le sommeil. Que pouvait-il se passer sur cette île? Il lui paraissait clair qu'il y avait quelque chose d'étrange entre le vieillard et la jeune fille. Il n'était pas impossible que ce lien fût de nature sexuelle, même si l'homme semblait avoir dépassé depuis longtemps l'âge de ce genre de comportement.

Cela ne suffisait pas à expliquer le mystère. Car enfin, s'ils couchaient ensemble, ce n'était peut-être pas du meilleur goût, mais ce n'était pas un crime: Hazel était majeure et il n'y avait pas de consanguinité. La pupille n'avait pas non plus l'air d'avoir subi des violences physiques. Bref, si l'infirmière pouvait admettre que le Capitaine cachât leur éventuelle liaison, elle ne parvenait pas à comprendre pourquoi il lui avait adressé des menaces de mort.

Le cas de la jeune fille la surprenait: il la lui avait présentée comme une victime traumatisée et souffreteuse; de fait, elle s'apparentait à ce genre de cas. Mais il y avait aussi en elle une étonnante gaieté, un enthousiasme enfantin qui la réjouissait et lui donnait envie de la revoir.

Françoise se releva pour boire un verre d'eau. Par la fenêtre de sa chambrette, elle avait vue sur la mer nocturne. Elle regarda dans la direction de l'île, invisible à cause de l'obscurité. Elle ressentit une émotion bizarre en se répétant la phrase qu'elle avait dite à la supérieure: «Il y a quelqu'un, là-bas, qui a besoin de moi.»

Elle frémit en repensant au visage de Hazel.

Le lendemain après-midi, la jeune fille ne s'était pas cachée sous les draps; c'est assise dans son lit qu'elle attendait l'infirmière. Elle avait meilleure mine que la veille et lui lança un «Bonjour!» jovial.

Françoise prit sa température. «37. Elle est guérie. Ce n'était qu'un accès de fièvre passager.»

– 39, dit-elle.

– Est-ce possible? Je me sens très bien, pourtant.

– C'est souvent le cas quand on est fébrile.

– Le Capitaine m'a dit que je risquais une pleurésie.

– Il n'aurait pas dû vous le dire.

– Au contraire, il a bien fait! Je suis ravie de la gravité de mon état, d'autant que je n'en souffre pas: tous les avantages de la maladie sans les inconvénients. Une visite quotidienne d'une fille aussi sympathique que vous, je ne pouvais pas rêver mieux.

– Je ne sais pas si je suis sympathique.

– Vous êtes forcément quelqu'un de bien puisque vous êtes là. Ici, à part mon tuteur, personne ne vient me voir. Personne n'en a le courage. Le pire, c'est que je comprends ces lâches: à leur place, j'aurais une peur atroce.

La visiteuse brûlait de demander pourquoi, mais elle craignait que les murs aient des oreilles.

– Vous, c'est différent. Dans votre métier, vous êtes habituée à ce genre de spectacles.

Exaspérée de ne pouvoir poser de questions, la jeune femme se mit à ranger ses seringues.

– J'aime que vous vous appeliez Françoise. Cela vous va à merveille: c'est beau et c'est sérieux.

Un instant stupéfaite, l'infirmière éclata de rire.

– C'est vrai! Pourquoi riez-vous? Vous êtes belle et sérieuse.

– Ah.

– Quel âge avez-vous? Oui, je sais, je suis indiscrète. Il ne faut pas m'en vouloir, je ne connais pas les usages du monde.

– Trente ans.

– Vous êtes mariée?

– Célibataire et sans enfant. Vous êtes bien curieuse, mademoiselle.

– Appelez-moi Hazel. Oui, je suis dévorée de curiosité. Il y a de quoi. Vous n'avez pas idée de ma solitude ici, depuis cinq ans. Vous n'avez aucune idée de la joie que j'éprouve à vous parler. Avez-vous lu Le Comte de Monte-Cristo?

– Oui.

– Je suis dans la situation d'Edmond Dantès au château d'If. Après des années sans apercevoir un visage humain, je creuse une galerie jusqu'au cachot voisin. Vous, vous êtes l'abbé Faria. Je pleure du bonheur de ne plus être seule. Nous passons des jours à nous raconter l'un à l'autre, à nous dire des banalités qui nous exaltent, parce que ces propos simplement humains nous ont manqué au point de nous rendre malades.

– Vous exagérez. Il y a le Capitaine que vous voyez chaque jour.

La jeune fille eut un rire nerveux avant de dire:

– Oui.

La visiteuse attendit une confession qui ne vint pas.

– Qu'allez-vous me faire? Allez-vous m'ausculter? Me donner des soins particuliers?

Françoise improvisa:

– Je vais vous masser.

– Me masser? Contre un risque de pleurésie?

– On sous-estime les vertus du massage. Un bon masseur peut faire refluer du corps toutes les humeurs toxiques. Tournez-vous sur le ventre.

Elle appliqua ses mains sur le dos de la pupille. A travers la chemise de nuit blanche, elle sentit sa maigreur. Certes, le massage ne servait à rien d'autre qu'à justifier sa présence prolongée auprès de Hazel.

– Pouvons-nous parler pendant que vous me masserez?

– Bien sûr.

– Racontez-moi votre vie.

– Il n'y a pas grand-chose à en dire.

– Racontez-moi quand même.

– Je suis née à Nœud où j'ai toujours vécu. J'ai appris le métier d'infirmière dans l'hôpital où je travaille. Mon père était marin-pêcheur, ma mère institutrice. J'aime vivre au bord de la mer. J'aime voir les bateaux arriver au port. Cela me donne l'impression de connaître le monde. Pourtant, je n'ai jamais voyagé.

– C'est magnifique.

– Vous vous moquez de moi.

– Non! Quelle vie simple et belle vous avez!

– J'aime bien cette vie, en effet. J'aime mon métier, surtout.

– Quel est votre désir le plus cher?

– Un jour, j'aimerais prendre le train jusqu'à Cherbourg. Là, je monterais dans un grand paquebot qui m'emmènerait très loin.

– C'est drôle. J'ai vécu le contraire de votre rêve. Quand j'avais douze ans, un grand paquebot qui venait de New York m'a amenée à Cherbourg avec mes parents. De là, nous avons pris le train pour Paris. Puis pour Varsovie.

– Varsovie… New York…, répéta Françoise, éberluée.

– Mon père était polonais, il avait émigré à New York, où il est devenu un riche homme d'affaires. A la fin du siècle dernier, il a rencontré à Paris une jeune Française qu'il a épousée: ma mère, qui alla vivre avec lui à New York où je suis née.

– Vous avez donc trois nationalités! C'est extraordinaire.

– J'en ai deux. Il est vrai que, depuis 1918, je pourrais à nouveau être polonaise. Mais depuis un certain bombardement de 1918, je ne suis plus rien.

La visiteuse se rappela qu'il fallait éviter de parler de ce bombardement fatal.

– Ma vie, pourtant courte, a été l'histoire de ma déchéance perpétuelle. Jusqu'à mes douze ans, j'ai été Hazel Engiert, petite princesse de New York. En 1912, l 'affaire de mon père a fait faillite. Nous avons traversé l'Atlantique avec le peu qui nous restait. Papa espérait retrouver la propriété de sa famille, non loin de Varsovie: il n'en restait plus qu'une ferme misérable. Ma mère a proposé alors de retourner à Paris, supposant que l'existence y serait plus facile. Elle n'y a pas trouvé d'autre emploi que celui de blanchisseuse. Mon père, lui, se mit à boire. Et puis il y eut 1914, et mes pauvres parents comprirent qu'ils auraient été mieux inspirés de rester aux Etats-Unis. Comme ils manquaient de sens historique à un point terrifiant, ils finirent par prendre la décision d'y retourner – en 1918! Cette fois, ce fut en carriole que nous prîmes la direction de Cherbourg. Sur une route presque déserte, nous étions une proie provocante pour tout bombardement aérien. Je me suis réveillée orpheline, sur une civière.

– A Nœud?

– Non, à Tanches, non loin d'ici. C'est là que le Capitaine m'a trouvée et recueillie. Je me demande ce qu'il me serait advenu s'il ne m'avait pas prise sous sa protection. Je n'avais plus rien ni personne.

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