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– C'était le cas de beaucoup de gens, en 1918.

– Mais vous comprenez qu'avec ce qui m'est arrivé, je n'avais aucune chance de m'en sortir. Mon tuteur m'a emmenée à Mortes-Frontières et je n'en suis plus repartie. Ce qui me frappe, dans ma vie, c'est qu'elle n'a pas cessé d'aller vers le rétrécissement géographique. Des perspectives immenses de New York jusqu'à cette chambre que je ne quitte presque plus, la gradation fut rigoureuse: de la campagne polonaise au minable appartement parisien, du paquebot transatlantique au rafiot qui m'a apportée ici, enfin et surtout des grands espoirs de mon enfance aux horizons absents d'aujourd'hui.

– Mortes-Frontières, la bien-nommée.

– Et comment! En fait, ma trajectoire m'a conduite de l'île la plus cosmopolite à l'île la plus fermée à l'univers extérieur: de Manhattan à Mortes-Frontières.

– Quand même, quelle vie fascinante vous avez eue!

– Certes. Mais est-il normal, à mon âge, de parler déjà au passé? De n'avoir plus qu'un passé!

– Vous avez aussi un avenir, voyons. Votre guérison est assurée.

– Je ne parle pas de ma guérison, coupa Hazel avec humeur. Je vous parle de mon aspect!

– Je ne vois pas où est le problème…

– Si, vous le voyez! Inutile de mentir, Françoise! Je ne suis pas dupe de votre gentillesse d'infirmière. Hier, j'ai bien regardé votre expression quand vous avez découvert mon visage: vous avez eu un choc. Si professionnelle que vous soyez, vous n'avez pas pu le cacher. Ne croyez pas que je vous le reproche: moi, à votre place, j'aurais hurlé.

– Hurlé!

– Vous trouvez cela excessif? C'est pourtant ainsi que j'ai réagi quand je me suis regardée dans un miroir, la dernière fois. Savez-vous quand c'était?

– Comment le saurais-je?

– C'était le 31 mars 1918. Le jour de mes dix-huit ans – un âge où l'on s'attend à être jolie. Le bombardement avait eu lieu début janvier, mes blessures avaient eu le temps de cicatriser. J'étais à Mortes-Frontières depuis trois mois et l'absence de miroirs, que vous avez peut-être remarquée, m'intriguait. Je m'en suis ouverte au Capitaine: il a dit qu'il avait retiré toutes les glaces de la maison. J'ai demandé pourquoi et c'est là qu'il m'a révélé ce qui m'était encore inconnu: que j'étais défigurée.

La visiteuse immobilisa ses mains sur le dos de la jeune fille.

– Je vous en prie, ne cessez pas de me masser, cela me calme. J'ai supplié mon tuteur de m'apporter un miroir: il refusait avec obstination. Je lui disais que je voulais être consciente de l'ampleur des dégâts: il répondait qu'il ne valait mieux pas. Le jour de mon anniversaire, j'ai pleuré: n'était-il pas normal qu'une fille de dix-huit ans veuille voir son visage? Le Capitaine a soupiré. Il est allé chercher un miroir et me l'a tendu; c'est là que j'ai découvert l'horreur difforme qui me tient lieu de figure. J'ai hurlé, hurlé! J'ai ordonné que l'on détruise ce miroir qui, le dernier de son espèce, avait reflété une telle monstruosité. Le Capitaine l'a brisé: c'est l'action la plus généreuse qu'il ait accomplie dans sa vie.

La pupille se mit à pleurer de rage.

– Hazel, calmez-vous, je vous en prie.

– Rassurez-vous. Je me doute bien que vous avez reçu pour consigne de ne pas parler de mon aspect. Si l'on me surprend dans cet état, je dirai la vérité, à savoir que vous n'y êtes pour rien et que c'est moi qui ai abordé ce sujet. Autant expliquer tout de suite pourquoi je suis comme ça et combien ça me rend folle. Oui, ça me rend folle!

– Ne criez pas, dit Françoise avec autorité.

– Pardonnez-moi. Savez-vous ce que je trouve particulièrement injuste? C'est que ce soit arrivé à une jolie fille. Car si difficile que ce soit à imaginer, j'étais ravissante. Vous voyez, si avant la bombe j'avais été un laideron, je me sentirais moins malheureuse.

– Il ne faut pas dire ça.

– De grâce, laissez-moi avoir tort, si je veux. Je sais, je devrais bénir le ciel d'avoir bénéficié de près de dix-huit années de joliesse. Je vous avoue que je n'y parviens pas. Les aveugles-nés, paraît-il, ont meilleur caractère que ceux qui ont perdu la vue à un âge dont ils se souviennent. Je comprends ça: je préférerais ignorer ce que je n'ai plus.

– Hazel…

– Ne vous en faites pas, j'ai conscience d'être injuste. J'ai conscience de ma chance, aussi: être arrivée dans une maison qui semblait conçue pour moi, sans miroirs ni même la moindre surface réfléchissante. Avez-vous remarqué à quelle hauteur les fenêtres sont placées? De manière à ce que l'on ne puisse se voir dans aucune vitre. Celui qui a construit cette demeure devait être fou: à quoi bon habiter au bord de la mer si c'est pour n'avoir aucune vue sur elle? Le Capitaine ignore qui en fut l'architecte. Lui a choisi de vivre ici précisément parce qu'il est dégoûté de la mer.

– Il eût été mieux avisé de s'installer au cœur du Jura, dans ce cas.

– C'est ce que je lui ai dit. Il a répondu que sa haine de la mer était de celles qui s'apparentent à l'amour: «Ni avec toi ni sans toi.»

– L'infirmière faillit demander: «Pourquoi cette haine?» A la dernière seconde, elle se rappela la consigne.

– Si ce n'étaient que les miroirs! Si ce n'étaient que les vitres! On ne me laisse jamais prendre un bain sans en avoir troublé l'eau à force d'huile parfumée. Pas le moindre meuble en marqueterie, pas l'ombre d'un objet en laque. A table, je bois dans un verre dépoli, je mange avec des couverts en métal écorché. Le thé que l'on me verse contient déjà du lait. Il y aurait de quoi rire de ces attentions méticuleuses si elles ne soulignaient pas tant l'étendue de ma difformité. Avez-vous déjà entendu parler d'un cas pareil, dans votre métier? D'un être si horrible à regarder qu'il fallait le protéger de son propre reflet?

Elle se mit à rire comme une possédée. L'infirmière lui injecta ensuite un puissant calmant qui l'endormit. Elle la borda et s'en alla.

Au moment où elle s'apprêtait à quitter le manoir sans être vue, le Capitaine l'interpella:

– Vous partez sans me dire au revoir, mademoiselle?

– Je ne voulais pas vous déranger.

– Je vous accompagne jusqu'au débarcadère.

En chemin, il lui demanda des nouvelles de la malade.

– Elle a un peu moins de fièvre mais son état demeure critique.

– Vous reviendrez chaque jour, n'est-ce pas?

– Bien sûr.

– Il faut que vous la guérissiez, vous comprenez? Il le faut absolument.

Quand Françoise Chavaigne revint à Nœud, elle arborait un visage qu'on ne lui avait jamais vu. Il eût été difficile de déchiffrer son expression qui tenait de l'énervement extrême, de la réflexion, de la hâte joyeuse et de la stupeur.

A l'hôpital, une collègue lui dit:

– Tu as l'air d'une chimiste sur le point de faire une découverte importante.

– C'est le cas, sourit-elle.

Chaque soir, le tuteur et la pupille dînaient en tête à tête. Autant la jeune fille était volubile en présence de Françoise, autant elle restait muette en présence du vieillard. Elle se contentait de répondre à ses rares questions avec laconisme.

– Comment te sens-tu, mon enfant?

– Bien.

– Tu as pris ton médicament?

– Oui.

– Mange encore un peu de gratin.

– Non merci.

– Elle me paraît remarquable, ton infirmière. Tu es contente d'elle?

– Oui.

– Et elle est belle, en plus, ce qui ne gâte rien.

– C'est vrai.

Ensuite, ils ne dirent plus rien. Cela ne dérangea pas le Capitaine qui aimait ce silence. Il ne soupçonnait pas que sa protégée détestait ces repas pris en commun. Elle eût préféré jeûner dans sa chambre que d'avoir à affronter cette cène. Elle haïssait les moments où il parlait et plus encore ceux où il se taisait: pour des raisons qu'elle ne parvenait pas à analyser, le mutisme de ce vieil homme penché sur son assiette lui paraissait sinistre à mourir.

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