Amélie Nothomb
Mercure
JOURNAL DE HAZEL
Pour habiter cette île, il faut avoir quelque chose à cacher. Je suis sûre que le vieux a un secret. Je n'ai aucune idée de ce que ce pourrait être; si j'en juge d'après les précautions qu'il prend, ce doit être grave.
Une fois par jour, un petit bateau quitte le port de Nœud pour gagner Mortes-Frontières. Les hommes du vieux attendent au débarcadère; les provisions, le courrier éventuel et cette pauvre Jacqueline sont fouillés. C'est cette dernière qui me l'a raconté, avec une indignation sourde: de quoi peut-on la soupçonner, elle qui est au service du vieux depuis trente ans? J'aimerais le savoir.
Ce rafiot, je l'ai pris une seule fois, il y a bientôt cinq ans. Ce fut un aller simple et il m'arrive de penser qu'il n'y aura jamais de retour.
Quand je murmure dans ma tête, je l'appelle toujours le vieux: c'est injuste car la vieillesse est loin d'être la caractéristique principale d'Omer Loncours. Le Capitaine est l'homme le plus généreux que j'aie rencontré; je lui dois tout, à commencer par la vie. Et pourtant, quand ma voix intime et libre parle à l'intérieur de moi, elle le nomme «le vieux».
Il y a une question que je me pose sans cesse: n'eût-il pas mieux valu que je meure il y a cinq ans, dans ce bombardement qui m'a défigurée?
Parfois, je ne puis m'empêcher de le dire au vieux:
– Pourquoi ne m'avez-vous pas laissée crever, Capitaine? Pourquoi m'avez-vous sauvée?
Il s'indigne à chaque fois:
– Quand on a la possibilité de ne pas mourir, c'est un devoir que de rester en vie!
– Pourquoi?
– Pour les vivants qui t'aiment!
– Ceux qui m'aimaient sont morts dans le bombardement.
– Et moi? Je t'ai aimée comme un père depuis le premier jour. Tu es ma fille depuis ces cinq années.
Il n'y a rien à répondre à cela. Cependant, à l'intérieur de ma tête, il y a une voix qui hurle:
«Si vous êtes mon père, comment osez-vous coucher avec moi? Et puis, vous avez plus l'âge d'être mon grand-père que mon père!»
Jamais je n'oserai lui dire une chose pareille. Je me sens coupée en deux à son égard: il y a une moitié de moi qui aime, respecte et admire le Capitaine, et une moitié cachée qui vomit le vieux. Celle-ci serait incapable de s'exprimer tout haut.
Hier, c'était son anniversaire. Je crois que personne ne fut aussi heureux d'avoir soixante-dix-sept ans.
– 1923 est un superbe millésime, a-t-il dit. Le 1er mars, j'atteins l'âge de soixante-dix-sept ans; le 31 mars, tu auras vingt-trois ans. Fabuleux mois de mars 1923, qui nous fait totaliser un siècle à nous deux!
Ce centenaire commun qui le met en joie aurait plutôt tendance à me consterner. Et comme je le redoutais, il est venu me rejoindre hier soir dans mon lit: c'était sa manière de fêter son anniversaire. J'aimerais qu'il ait cent ans: j'ai envie non pas qu'il meure, mais qu'il ne soit plus capable de coucher avec moi.
Ce qui me rend folle, c'est qu'il parvienne à avoir envie de moi. Quel monstre faut-il être pour désirer une fille dont le visage n'a plus rien d'humain? Si au moins il éteignait la lumière! Or, il me mange des yeux quand il me caresse.
– Comment pouvez-vous me regarder comme ça? lui ai-je demandé cette nuit.
– Je ne vois que ton âme et elle est si belle.
Cette réponse me met hors de moi. Il ment: je sais combien mon âme est laide, moi qui éprouve un tel dégoût envers mon bienfaiteur. Si mon âme était visible sur ma figure, je serais encore plus repoussante. La vérité, c'est que le vieux est pervers: c'est ma difformité qui lui inspire une si forte envie de moi.
Voici que ma voix intérieure redevient hargneuse. Comme je suis injuste! Quand le Capitaine m'a recueillie, il y a cinq ans, il n'avait sûrement pas supposé qu'il finirait par me désirer. J'étais un détritus parmi des milliers de victimes de guerre qui mouraient comme des mouches. Mes parents avaient été tués et je n'avais rien ni personne: c'est un miracle qu'il m'ait prise sous sa protection.
Dans vingt-neuf jours, ce sera mon anniversaire. Je voudrais que ce soit déjà passé. L'année dernière, pour cette même occasion, le vieux m'avait fait boire trop de Champagne; je m'étais réveillée le lendemain matin, nue sur la peau de morse qui sert de descente à mon lit, sans le moindre souvenir de la nuit. Ne pas se rappeler, c'est encore le pire. Et que m'arrivera-t-il pour cette abjecte célébration de notre centenaire?
Il ne faut pas que j'y pense, ça me rend malade. Je sens que je vais vomir à nouveau.
Le 2 mars 1923, la directrice de l'hôpital de Nœud manda Françoise Chavaigne, la meilleure de ses infirmières.
– Je ne sais que vous conseiller, Françoise. Ce Capitaine est un vieux maniaque. Si vous acceptez d'aller le soigner à Mortes-Frontières, vous serez payée au-delà de vos espérances. Mais il vous faudra accepter ses conditions: à la descente du bateau, vous serez fouillée. Votre trousse sera inspectée, elle aussi. Et il paraît que, là-bas, d'autres instructions
vous attendent. Je comprendrais que vous refusiez. Cela dit, je ne pense pas que le Capitaine soit dangereux.
– J'accepte.
– Etes-vous prête à partir dès cet après-midi? Il semble que ce soit urgent.
– J'y vais.
– Est-ce l'appât du gain qui vous pousse à y aller sans réfléchir?
– Il y a de cela. Il y a surtout l'idée que, sur cette île, quelqu'un a besoin de moi.
A bord du rafiot, Jacqueline prévint Françoise:
– Vous serez fouillée, ma petite. Et par des hommes.
– Ça m'est égal.
– Ça m'étonnerait. Moi, ils me fouillent chaque jour depuis trente ans. Je devrais m'y être habituée: eh bien, ça me dégoûte toujours autant. Vous, en plus, vous êtes jeune et agréable à regarder, alors il ne faut pas demander ce que ces cochons vont vous…
– Je vous dis que ça m'est égal, coupa l'infirmière.
Jacqueline rejoignit ses provisions en maugréant, pendant que la jeune femme regardait l'île sans cesse plus proche. Elle se demandait si habiter une telle solitude était une liberté privilégiée ou une prison sans espoir.
Au débarcadère de Mortes-Frontières, quatre hommes la fouillèrent avec une froideur qui n'avait de comparable que la sienne propre, pour la plus grande déception de la vieille servante qui, elle, ronchonnait sous les mains vigilantes. Ce fut ensuite au tour de leurs sacs respectifs. Après l'inspection, Françoise remballa sa trousse de soins, Jacqueline ses légumes.
Elles marchèrent jusqu'au manoir.
– Quelle belle maison, dit l'infirmière.
– Vous ne le penserez pas longtemps.
Un majordome sans âge conduisit la jeune femme à travers plusieurs pièces obscures. Il lui montra une porte en expliquant: «C'est là.» Puis il tourna les talons.
Elle frappa et entendit: «Entrez.» Elle pénétra dans une sorte de fumoir. Un vieux monsieur lui indiqua un siège où elle s'assit. Il lui fallut un certain temps pour s'habituer au manque de lumière et pour mieux voir le visage raviné de son hôte. Lui, à l'inverse, distingua le sien aussitôt.
– Mademoiselle Françoise Chavaigne, c'est cela? demanda sa voix calme et distinguée.
– En effet.
– Je vous remercie d'être venue aussi vite. Vous ne le regretterez pas.
– Il paraît que de nouvelles instructions m'attendent ici avant de vous soigner.
– C'est exact. Mais ce n'est pas pour moi que vous venez, en réalité. Si vous m'y autorisez, je préfère commencer par les instructions, ou plutôt par l'instruction, car il n'y en a qu'une: ne pas poser de questions.