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– Je trouve cette supposition détestable.

– Ce n'est pas une supposition, c'est une certitude. Pourquoi as-tu horreur de te promener dans l'île, pourquoi sens-tu près du rivage une présence que tu qualifies de déchirante? Parce que tu te rappelles t'y être suicidée il y a vingt ans.

– Taisez-vous ou je deviens folle!

– Tu te trompais en disant avoir embelli en cinq ans: c'est avant ta naissance que tes progrès ont commencé, en 1893, quand j'ai rencontré Adèle. Tu as bénéficié de tout l'amour que j'ai donné à ta précédente incarnation. Et tu en portes les fruits car tu es mieux qu'elle: tu es plus ouverte à la vie. Il y avait en elle une faille, un désespoir, une insatisfaction fatale dont tu n'as pas hérité. C'est pour cela qu'elle s'est suicidée. Toi, tu es trop vivante pour te tuer.

– Vous croyez ça? s'emporta la pupille. Et, en un geste d'une violence furieuse, elle arracha le pistolet des mains de Françoise et le pointa sur sa propre tempe.

– Hazel! s'exclamèrent d'une seule voix le vieil homme et la jeune femme.

– Si vous m'approchez, je tire! dit-elle avec, dans les yeux, la résolution la plus ferme.

– Vieil imbécile! lança l'infirmière. Voyez ce que vous appelez les bienfaits de votre amour: bientôt, vous aurez deux mortes sur la conscience.

– Hazel, non, je t'en prie, mon amour, ne fais pas ça!

– Si, comme vous l'affirmez, je suis la réincarnation d'Adèle, je ne pourrais pas avoir d'attitude plus logique.

– Non, Hazel, dit la jeune femme. Vous êtes à l'aube d'une vie nouvelle, enthousiasmante. Vous verrez comme il est exaltant d'être belle. Vous serez riche et libre: tout vous sera possible!

– Je me fiche de cela!

– Tu as tort de renoncer à ce que tu ne connais pas.

– Ces choses-là ne m'intéressent pas. J'ai vécu ici le meilleur de ce que j'avais à vivre. A présent, si je suis Adèle, comment pourrais-je penser à autre chose qu'à ma mort?

– C'est à ma mort que tu dois penser.

– Il a raison, s'emporta Françoise. S'il y a quelqu'un à tuer dans cette affaire, c'est lui. Pourquoi vous suicideriez-vous? Depuis quand exécute-t-on les victimes à la place des coupables?

– Je ne pourrais pas le tuer, balbutia la pupille en gardant le pistolet sur sa propre tempe. Ce serait au-dessus de mes forces.

– Donnez-moi l'arme, lui ordonna Françoise, je me charge de le faire.

– Mademoiselle, ceci est une histoire entre elle et moi. Hazel, je n'ai rien contre l'idée du suicide mais le tien est indéfendable. Ce serait multiplier par deux l'horreur de celui d'Adèle qui, au moins, avait l'excuse d'être désespérée.

– Je suis désespérée.

– Tu n'as aucune raison de l'être. C'est le jour de ton anniversaire et tu reçois comme cadeaux la beauté, la fortune et la liberté.

– Arrêtez, vous m'écœurez! Comment pourrais-je oublier ce que j'ai vécu ici? Comment pourrais-je traîner un tel fardeau toute mon existence?

– Qui parle de fardeau? Qui parle d'oubli? J'espère bien, moi, que tu te rappelleras. Tu partiras d'ici lestée d'un amour formidable qui t'est acquis pour l'éternité. Il n'y a pas de richesse plus grande.

– Cette histoire est une prison que j'emmènerai avec moi. Le souvenir de vous ne cessera de me hanter. Pour me libérer, il faut que quelque chose soit brisé.

– Oui, mais pas ton crâne. C'est le cycle qu'il faut briser. Si tu te suicides, tu le ren forceras au lieu de le détruire. Ton amie a raison: si vraiment tu ressens la nécessité de tuer quelqu'un pour en sortir, alors tue-moi.

– Vous voulez que je vous tue? Vous le voulez pour de bon?

– Je veux surtout que tu ne te tues pas. Après la mort d'Adèle, j'ai passé quinze années en enfer. Et puis je t'ai rencontrée et j'ai cru que j'étais sauvé. Il n'empêche que je suis un homme brûlé, tu comprends? Si tu devais toi aussi te tuer par ma faute, pendant combien de siècles faudrait-il que je porte en moi cette plaie béante? Si tu éprouves pour moi la moindre tendresse, ne te tue pas. Mon meurtre serait une excellente solution.

La voix du vieillard avait quelque chose d'hypnotique. Avec une extrême douceur, il prit le poignet de la jeune fille et le tourna vers sa tempe à lui. L'infirmière respira.

– Je suis à toi, Hazel. Si tu presses la détente, ce sera justice et pour toi et pour moi. Tu auras vengé Adèle, tu te seras vengée de tes cinq années d'emprisonnement. Pour moi, ce sera la preuve que tu as trouvé la force de vivre et que je n'ai pas consacré mon existence à tuer mon unique amour à deux reprises.

Il y eut un long silence. Françoise regardait la scène avec fascination: la pupille n'avait jamais été aussi belle qu'en cet instant, le pistolet sur la tempe de Loncours, les yeux enivrés par la possibilité d'assassiner. Le Capitaine était transformé, tant la folie de son amour illuminait sa figure ravagée – et, l'espace d'une seconde, la spectatrice se surprit à penser qu'il devait être exaltant d'être aimée d'un tel homme.

Il avait lâché le poignet de la jeune fille et seule l'arme à feu les reliait l'un à l'autre. Il eut un geste singulier: il posa ses lèvres sur le canon, non pour le prendre en bouche comme une victime qui voudrait faciliter la tâche à son meurtrier, mais pour lui donner un baiser aussi débordant d'amour que si les lèvres de métal avaient été celles de sa bien-aimée.

– Et cependant, je te déconseille de me tuer, finit-il par dire.

– Ça y est, il se dégonfle! s'insurgea l'infirmière.

– Si tu considères mes intérêts, il vaut mille fois mieux que je meure. Tu vas partir: ma vie ne sera plus rien. Pourtant, à y réfléchir, si je t'implore de tirer, je ne suis qu'un égoïste: la paix éternelle pour moi, la police pour toi. Je ne voudrais pas que tu sois poursuivie.

– Je me fiche de la police, dit la jeune fille avec une voix amoureuse.

– Tu as tort. La tranquillité n'a pas de prix. J'ai tellement envie de te savoir heureuse.

– Ce sont des salades! s'écria la spectatrice. Vous l'épargnez et il se trouvera une troisième victime, à qui il dira qu'elle est votre réincarnation.

– Si tu crois qu'elle dit vrai, tue-moi.

– Je ne le crois pas. Je crois que vous parlez hébreu pour elle.

– Je veux avant tout que tu sois libre de mon souvenir. Si tu me tues, je serai d'autant plus présent à ta mémoire. Dans ma longue vie, il m'est arrivé de tuer des gens. Je connais les étranges vertus de l'assassinat. Le meurtre est mnémotechnique: les compagnons du passé dont je me souviens le mieux sont ceux à qui, pour des raisons diverses, j'ai donné la mort. En me tuant, tu croirais t'émanciper de moi, quand cet acte même me fixerait à jamais dans ta mémoire.

– Ma mémoire, vous y êtes. Vous êtes ma mémoire. Je n'ai pas besoin de vous tuer pour ça.

– Oui, mais tu as encore le choix entre le souvenir ineffable et le lancinant remords. Le premier te rendra forte pour toujours, le second empoisonnera ta vie. Je sais de quoi je parle.

– Si je ne vous tue pas, qu'adviendra-t-il de vous?

– Ne te soucie pas de ça.

– Que vais-je devenir sans vous?

– Le destin nous a envoyé une admirable protectrice que tu aimes et qui t'aime: elle sera ta grande sœur, sage en proportion de ta folie, forte en proportion de ta faiblesse, courageuse et – ce qui est, à mes yeux, sa plus belle qualité – pleine de haine envers tes futurs prédateurs.

– Envers les anciens également, dit l'infirmière avec une voix sarcastique.

– Tu vois? Elle est merveilleuse.

– Quitterez-vous Mortes-Frontières?

– Non. Ici, tout me parlera de toi. Je m'assoirai face à la mer et je penserai à toi. Il ne me restera plus qu'à franchir les frontières de la mort.

La jeune fille ne parvenait pas à baisser l'arme, comme si ce prolongement métallique de son bras était le dernier cordon ombilical qui la reliât encore au Capitaine.

– Que faire? Que faire? interrogea-t-elle en secouant sa belle chevelure.

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