– C'est curieux: dans mes rêves d'adolescente ne figuraient pas ces singeries.
– Il est vrai que vous êtes une fille assez particulière. Et vous me permettrez de rester dans le sous-entendu.
– Sous-entendez ce que vous voulez. Je finirai bien par vous avoir.
– Soit. Mais auparavant, réfléchissez. Je vous assure qu'il y a de quoi réfléchir.
Les sbires reconduisirent Françoise dans la chambre cramoisie. Ils remportèrent les livres qui lui avaient permis de s'échapper et même, pour plus de sûreté, la table. La porte se referma.
Restée seule, elle ne put s'empêcher d'obéir aux directives du Capitaine: elle réfléchit. Elle réfléchit beaucoup.
L'après-midi, quand l'infirmière entra dans la chambre de la jeune fille, celle-ci avait un visage décomposé.
– En voilà une tête, le jour de ses vingt-trois ans! Bon anniversaire quand même!
– Comment pourrais-je me réjouir, et de quoi donc? D'être enfermée ici jusqu'à la fin de mes jours, d'attendre en tremblant que le Capitaine entre dans mon lit?
– N'y pensez pas.
– Comment pourrais-je penser à autre chose? Le pire, c'est que, cette nuit, j'ai fait un rêve miraculeux, hélas trop tôt interrompu: un ange de lumière entrait dans ma chambre et me charmait. Ses paroles étaient une musique céleste qui me libérait de mes tortures. Il s'apprêtait à me dire un secret grand et magique quand un bruit furtif, sur le palier, m'a réveillée. Le silence s'est rétabli et je me suis rendormie, espérant rattraper le songe en cours de route. Je ne l'ai pas retrouvé. Cette frustration me désespère à un point que je ne puis comprendre. Comment décrire la beauté de cet ange au sexe byzantin, la ferveur immédiate qui nous a unis, l'ivresse que me prodiguaient sa voix si douce et ses mots salvateurs? Et je ne le verrai ni ne l'entendrai plus jamais. Comme les rêves sont cruels, qui nous laissent entrevoir des merveilles pour nous en mieux priver!
Françoise en resta sans voix.
– Avant-hier, poursuivit Hazel, vous m'aviez proposé une promenade que j'avais refusée avec acharnement. Aujourd'hui, j'accepte. Avoir rêvé d'un séraphin alors que c'est le Capitaine qui viendra ce soir… Il faut que je me change les idées. Tant pis pour mes frayeurs.
– Allons-y aussitôt, se réjouit l'infirmière qui ne voulait pas lui laisser le temps de changer d'avis.
Elle la prit par la main et l'entraîna dehors. Les sbires réagirent trop tard. La pupille n'était pas censée être au courant de sa propre incarcération: on ne pouvait donc pas l'empêcher ouvertement de sortir.
Folle de joie, Françoise s'écria:
– Enfin seules! Enfin libres!
– Libres de quoi? demanda la jeune fille en haussant les épaules.
Les hommes coururent au fumoir avertir Loncours de ce qui se passait. Le Capitaine, qui n'avait rien perdu de la conversation entre les deux jeunes femmes, savait déjà.
– Rompez! Laissez-moi tranquille! leur dit-il d'une voix étrange.
Il ne pouvait pas regarder les deux amies par la fenêtre puisque la maison avait été construite de manière à n'avoir aucune vue. Il sortit donc sur le pas de la porte du manoir et les observa de loin.
Des larmes de rage emplirent ses yeux.
– J'ai un aveu incroyable à vous faire, Hazel, commença Françoise Chavaigne.
– Quoi donc?
Elles se tenaient à l'endroit précis où Adèle Langlais s'était suicidée, vingt ans plus tôt.
Françoise allait parler quand un frisson la retint.
Là-bas, le vieil homme cria des mots que le vent moucha comme autant de flammèches:
– Idiote! Cette stupide infirmière est en train de détruire en deux phrases ce qu'il m'a fallu trente ans pour édifier! Dire que mon obstination et mon amour sont à la merci de quelques mots prononcés par une bouche imbécile! Elle est le serpent qui parle à mon Eve. Pourquoi une chose aussi bête que le langage a-t-elle le pouvoir d'anéantir l'Eden?
– Eh bien, Françoise? Vous ne dites rien?
C'était la première fois que l'infirmière voyait la pupille à la vraie et pleine lumière du jour. Dans le manoir, il faisait toujours à moitié sombre. Enfin sorti des ténèbres, le visage de la jeune fille apparaissait en sa scandaleuse beauté. Le spectacle d'une telle splendeur était insoutenable.
En un instant d'éblouissement, les plans de Mlle Chavaigne changèrent du tout au tout.
– Je voulais vous dire que vous ne connaissez pas votre bonheur, Hazel. S'il n'y avait pas le Capitaine, Mortes-Frontières serait le paradis sur terre. C'est une chance que d'être isolée du reste des humains.
– Surtout quand on est laide comme moi.
– Pas seulement. J'aimerais vivre ici avec vous.
– Ce serait le plus beau cadeau d'anniversaire que vous pourriez m'offrir.
Au loin, Loncours vit la pupille esquisser des gestes d'enthousiasme. «Tout est perdu. Elle sait, maintenant», pensa-t-il.
Le monde ne voulait plus de lui. Il eut l'impression que le bateau de sa vie avait largué les amarres. Comme dans un rêve dont on ne parvient pas à déterminer s'il est magnifique ou horrible, il marcha vers les deux jeunes femmes. On était fin mars mais la lumière était encore celle, parfaite, de l'hiver au bord de la mer. Etait-ce à cause de cet éclat blafard que les deux silhouettes féminines lui paraissaient si éloignées?
Il marchait à n'en plus finir. Il se rappela les paroles d'un sage éthiopien rencontré quarante ans auparavant lors d'une escale africaine: «L'amour est l'affaire des grands marcheurs.» Il comprenait enfin combien cette phrase était vraie.
Il marchait vers la bien-aimée et chaque pas l'épuisait comme une épreuve métaphysique. Marcher, c'était lever le pied, s'effondrer et se retenir au dernier instant: «Quand je serai devant elle, je ne me retiendrai plus, je m'effondrerai.» Une angoisse indicible lui broyait la poitrine.
– Voici le Capitaine qui arrive, dit l'infirmière.
– Qu'est-ce qu'il a? Il titube comme un malade.
– Quand il rejoignit les deux femmes, il vit le visage radieux de Hazel.
– Vous lui avez dit…? demanda-t-il à Françoise.
– Oui, mentit-elle avec sadisme.
Loncours tourna la tête vers la jeune fille interloquée.
– Ne m'en veux pas. Essaie de comprendre, même si c'est indéfendable. Et n'oublie pas que je t'aime comme personne.
Ensuite, il courut jusqu'au bout de la flèche de pierre qui marquait le lieu du suicide d'Adèle et se jeta à la mer.
Pour un bon nageur, même âgé de soixante-dix-sept ans, se laisser dévorer par les eaux est un exercice intellectuel davantage que physique.
«Ne pas nager. Ne pas remuer bras et jambes. Ne pas hisser mon nez vers la surface. Etre lourd et inerte. Museler l'appétit qui pousse à exister, le stupide instinct de survie. Adèle, je sais enfin ce que tu sais. Depuis vingt ans, il ne s'est pas passé de nuit sans que je pense à ta noyade. Je me demandais comment il était possible de se noyer, comment l'eau, la suprême amie des vivants, pouvait tuer? Comment un corps léger comme le tien pouvait-il devenir plus pesant que ce monstrueux volume liquide? A présent, j'entrevois la logique qu'il y a à choisir ce trépas. L'eau et l'amour sont le berceau de toute vie: il n'y a pas plus fécond. Mourir par l'amour ou mourir par l'eau, ou mieux encore par les deux ensemble, c'est boucler la boucle, c'est prendre la porte d'entrée pour porte de sortie. C'est se tuer par la vie même.»
Hazel hurlait. Françoise la retenait des deux mains.
La tête du vieillard ne remonta pas une seule fois à la surface.
– Il est mort, finit par dire la pupille, hébétée.
– Sûrement. Il n'était pas amphibie.
– Il s'est suicidé! s'indigna la jeune fille.
– Bien observé.
– La petite éclata en sanglots.