– Eh bien, c’est un projet dont nous pouvons parler, dit l’avocat au bout d’un instant.
– Ce n’est plus un projet, dit K.
– Il se peut, dit l’avocat, cependant nous n’allons rien précipiter.»
Il employait le mot «nous», comme s’il avait voulu priver K. de son libre arbitre et s’imposer à lui comme son conseiller s’il cessait d’être son représentant.
«Rien n’est précipité, dit K. qui se leva lentement et passa derrière sa chaise; c’est mûrement réfléchi et même peut-être trop; ma décision est définitive.
– Alors, permettez-moi encore quelques mots», dit l’avocat en relevant l’édredon pour s’asseoir au bord du lit.
Ses jambes hérissées de poils blancs frissonnaient. Il pria K. de lui passer une couverture du canapé; K. alla la chercher et dit à maître Huld:
«Vous vous exposez bien inutilement à prendre froid.
– Le motif en vaudrait la peine! dit l’avocat en se couvrant les épaules de l’édredon et s’emmaillotant les jambes dans la couverture. Votre oncle est mon ami, et vous, au cours du temps, vous m’êtes devenu cher aussi, je l’avoue franchement, je n’ai pas à en rougir.»
Ces touchants discours du vieillard ennuyèrent extrêmement K., car ils le contraignaient à s’expliquer longuement – ce qu’il eût aimé éviter – et le déconcertaient aussi, comme il devait se l’avouer pour être franc, bien que sa décision n’en fût pas amoindrie.
«Je vous remercie, dit-il, de votre bonne amitié, je rends hommage à vos efforts. Vous vous êtes occupé de mon affaire autant qu’il vous était possible et de la façon qui vous semblait la plus avantageuse pour moi, mais j’ai acquis ces derniers temps la conviction que ces efforts ne suffisaient pas. Je n’essaierai pas de convertir à mes opinions un homme qui a comme vous tellement plus d’âge et d’expérience que moi; si je l’ai parfois tenté involontairement, je vous prie de m’en excuser, mais l’affaire est trop importante; j’estime qu’il est nécessaire d’intervenir avec beaucoup plus d’énergie qu’on ne l’a fait jusqu’à présent.
– Je vous comprends, dit l’avocat, vous êtes impatient.
– Je ne suis pas impatient, dit K. un peu piqué et surveillant moins ses paroles. Vous avez dû remarquer qu’à ma première visite, lorsque je suis venu vous voir avec mon oncle, je m’inquiétais bien peu de mon procès; quand on ne me le rappelait pas de force, pour ainsi dire, je l’oubliais complètement. Mais mon oncle tenait à ce que je vous charge de me représenter et je lui ai obéi pour lui faire plaisir. J’eusse dû attendre désormais que le procès me pesât moins que jamais, car, si l’on se fait représenter, c’est tout de même pour se soulager de ses propres obligations. Mais c’est le contraire qui est arrivé… Mon procès ne m’a jamais causé autant de soucis que depuis que vous m’assistez. Quand j’étais seul, je ne m’en occupais pas, et j’en sentais à peine le poids; maintenant, avec un défenseur, tout était prêt pour qu’on avance, j’attendais votre intervention de plus en plus impatiemment, mais rien ne s’est jamais produit. Vous m’avez bien donné sur la justice divers renseignements que nul autre n’aurait peut-être pu me fournir. Mais cela ne saurait me suffire quand je sens mon procès rester dans les ténèbres au moment où il devient de plus en plus menaçant.»
K. avait écarté sa chaise et se tenait là les deux mains dans les poches en face de son avocat.
«Au bout d’un certain temps de métier, dit l’avocat tranquillement et à voix basse [15], on ne voit plus rien se produire de neuf. Que de clients se sont tenus ainsi devant moi à la même phase de leur procès et m’ont adressé le même langage!
– Eh bien! dit K., ces clients-là n’avaient pas moins raison que moi. Cela ne réfute pas ce que j’ai dit.
– Je n’avais pas l’intention de réfuter vos paroles, dit l’avocat, mais je voulais ajouter que je me serais attendu à plus de jugement de votre part, étant donné surtout que je vous ai donné sur la justice et sur mon rôle plus de lumières qu’à mes autres clients. Et maintenant il me faut voir que malgré tout vous manquez de confiance en moi! Vous ne facilitez pas ma tâche.»
Comme il s’humiliait devant K.! Il n’avait plus aucun égard pour l’honneur de sa profession qui est cependant si chatouilleux sur le chapitre de la dignité! Et pourquoi faisait-il cela? Il semblait être très occupé comme avocat; il était riche, par surcroît, il ne pouvait donc attacher grande importance à un manque à gagner ni à la perte d’un client. De plus, il était maladif et aurait dû chercher de lui-même à se délester d’un peu de travail. Et cependant il s’accrochait à K.! Pourquoi? Était-ce par sympathie personnelle pour l’oncle ou bien considérait-il réellement le procès de K. comme une affaire sensationnelle dans laquelle il pouvait espérer se distinguer, soit pour K., soit – possibilité qu’on ne devait jamais exclure – pour ses amis et la justice? Son attitude n’en disait rien à K., si brutalement qu’il examinât maître Huld. On aurait presque pu croire que l’avocat masquait ses sentiments à dessein pour attendre l’effet de ses mots; mais il interpréta sans doute le silence de K. beaucoup trop favorablement, car il poursuivit en ces termes:
«Vous n’avez certainement pas été sans remarquer que je n’occupe pas de secrétaire malgré l’importance de mon cabinet? Autrefois, c’était différent; il y eut un temps où je faisais travailler quelques jeunes juristes, mais aujourd’hui j’opère seul. Cela tient en partie à la modification de ma clientèle – car je me limite de plus en plus aux affaires du genre de la vôtre – et en partie à l’expérience que j’ai acquise de ces questions. J’ai vu que je ne pouvais confier à personne le soin de s’occuper de ces travaux sans risquer de pécher contre ma clientèle et les devoirs que j’assumais. Mais, pour tout faire par moi-même comme je l’avais résolu, j’ai été obligé de repousser presque toutes les demandes des gens qui venaient me trouver et n’ai plus pu céder qu’à ceux qui me tenaient particulièrement au cœur; passons; sans aller chercher loin, on trouverait pas mal d’individus qui se ruent sur mes moindres miettes. Je suis tout de même tombé malade à force de me surmener. Mais, malgré tout, je ne regrette pas ma décision; j’aurais peut-être dû refuser plus de causes que je n’ai fait, mais en tout cas j’ai eu le plaisir de vérifier que j’avais eu parfaitement raison de m’adonner complètement à celles dont je m’étais chargé; le succès couronne mes efforts. J’ai lu un jour une très belle formule qui caractérise parfaitement la différence qu’il y a entre l’avocat des causes ordinaires et celui des causes dont je m’occupe maintenant: le premier conduit son client jusqu’au jugement par un fil, mais l’autre le prend sur ses épaules dès le début et le porte, sans le déposer, jusqu’au jugement et même plus loin. C’est bien cela. Mais je me trompais peut-être un peu quand je disais que je ne me repens jamais de cet énorme labeur. Lorsqu’on le méconnaît trop, comme dans votre cas, alors, alors je me prends presque à le regretter [16].»
Ces discours éveillèrent chez K. plus d’impatience que de conviction. Il devinait au ton de l’avocat ce qui l’attendait s’il cédait; les encouragements recommenceraient, on lui rappellerait que la requête avançait, que les employés de la justice avaient l’air mieux disposés, mais qu’il y avait aussi de grandes difficultés qui se mettaient à la traverse…, bref, on lui ressortirait pour la centième fois tout ce qu’il savait déjà jusqu’à l’écœurement, on recommencerait à le bercer d’espoirs trompeurs et à le tourmenter de menaces imprécises. Il fallait y couper court; c’est pourquoi il déclara: