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Les premiers temps, K. n’allait qu’un instant dans la direction d’Hasterer, ou Hasterer dans celle de K., mais par la suite, en règle générale, Hasterer invita K., à la fin de ces soirées, à venir chez lui un moment. Ils y passaient encore une heure à fumer des cigares en face d’un verre de schnaps. Hasterer prenait tant de plaisir à ces soirées qu’il ne voulut même pas y renoncer pendant les quelques semaines où habita chez lui un personnage féminin du nom d’Hélène. C’était une grosse femme sur le retour, à peau jaunâtre, avec des boucles brunes qui frisottaient autour du front. K. ne la vit d’abord qu’au lit; elle s’y tenait couchée sans vergogne, occupée à lire en général un de ces romans qui se publient par fascicules, et ne s’inquiétait en rien de la conversation. C’était seulement quand il se faisait tard qu’elle s’étirait, bâillait et, si elle ne pouvait attirer autrement l’attention, lançait sur Hasterer un de ses fascicules. Hasterer se levait alors en souriant et K. prenait congé.

Par la suite, à vrai dire, lorsque Hasterer commença à se fatiguer de cette Hélène, elle troubla sensiblement les réunions. Elle attendait les deux messieurs en grande tenue, une tenue, généralement, qu’elle trouvait sans doute à la fois très luxueuse et très seyante, mais qui était en réalité une vieille robe de bal surchargée de fioritures, et qui frappait surtout désagréablement par plusieurs étages de longues franges dont elle s’entourait à titre ornemental. K. ignorait l’aspect exact de cette toilette; il refusait pour ainsi dire de regarder, restant assis pendant des heures, les yeux baissés, tandis qu’Hélène se promenait dans la chambre en se balançant sur les hanches, ou s’asseyait à côté de lui, essayant même, lorsque sa position devint de plus en plus intenable, essayant en une telle urgence, de rendre Hasterer jaloux de lui par une préférence marquée. Ce n’était qu’urgence, non méchanceté, si elle s’appuyait sur la table en dévoilant un dos gras et dodu et si elle rapprochait son visage de K. pour l’obliger à lever les yeux. Elle n’obtint d’autre résultat que d’empêcher K. d’accepter désormais les invitations d’Hasterer; lorsqu’il revint quand même, au bout de quelque temps, Hélène était à jamais congédiée; K. prit la chose comme allant de soi. Ils prolongèrent longtemps la soirée ce jour-là, et fraternisèrent solennellement sur l’initiative d’Hasterer, si bien que sur le chemin du retour, K. se sentait un peu étourdi par la boisson et la fumée.

Le lendemain matin, à la banque, le directeur, au cours d’un entretien d’affaires, fit la remarque qu’il croyait avoir vu K. la veille au soir. S’il ne s’était pas trompé, K. se promenait bras dessus bras dessous avec le procureur Hasterer. Le directeur semblait trouver cela si curieux qu’il nomma même – c’était d’ailleurs dans le ton de sa précision habituelle – l’église sur le côté de laquelle, près de la fontaine, cette rencontre avait eu lieu. S’il eût voulu raconter un mirage, il n’aurait pu s’exprimer autrement. K. lui expliqua que le procureur était en effet de ses amis et qu’ils avaient passé la veille devant l’église. Le directeur sourit avec étonnement et pria K. de prendre un siège. C’était là l’un de ces instants à cause desquels K. aimait le directeur, un de ces instants pendant lesquels, chez cet homme faible, malade, toussotant, surchargé de besognes et des plus graves responsabilités, se faisait jour un certain souci du bonheur et de l’avenir de K., souci qu’on pouvait à vrai dire qualifier de froid et de superficiel, selon l’expression de certains employés qui avaient fait la même expérience dans le bureau du directeur; sans doute n’était-ce qu’un moyen de s’attacher, pour des années, au prix de deux minutes, des auxiliaires précieux. Quoi qu’il en fût, dans ces instants, K. était vaincu par le directeur. Peut-être aussi le directeur parlait-il avec K. un peu autrement qu’avec les autres; non qu’il parût faire abstraction de la supériorité de son rang pour se mettre sur le pied de K. – cela, c’était plutôt le ton courant de ses relations dans le travail – non, cette fois, c’était la situation de K. qu’il semblait avoir oubliée pour parler avec lui comme avec un enfant ou comme avec un jeune homme ignorant qui cherche à obtenir un poste pour la première fois de sa vie et qui a provoqué on ne sait trop comment la sympathie de son directeur.

K. n’eût sans doute souffert ce ton ni du directeur ni d’un autre, s’il n’y avait senti vraiment la manifestation d’une sollicitude ou si, du moins, la possibilité d’une sollicitude du genre de celle qui lui apparaissait au cours de semblables instants ne l’eût séduit et comme envoûté. Il reconnaissait sa faiblesse; peut-être venait-elle de ce qu’il y avait en lui d’enfantin à cet égard-là car il n’avait jamais connu la sollicitude d’un père (le sien étant mort bien trop jeune), il était parti de chez lui très tôt et avait toujours repoussé plutôt que provoqué la tendresse de sa mère qu’il n’avait pas vue depuis deux ans et qui habitait toujours là-bas, à demi aveugle maintenant, dans sa petite ville.

«Je ne savais rien de cette amitié», dit le directeur, et l’amabilité d’un léger sourire adoucit seule la sévérité de ces mots.

LA MAISON.

Sans lier d’intention précise à la question qu’il se posait, K., à diverses occasions, avait cherché à savoir où se trouvait le siège du service d’où lui était venue la première citation. Il l’apprit sans difficulté. Titorelli aussi bien que Wolfahrt lui dirent du premier coup le numéro de la maison. Par la suite, Titorelli compléta le renseignement avec le sourire réservé aux projets secrets qu’on oubliait de soumettre à son appréciation, en expliquant que ce service n’avait pas la moindre importance, que son seul rôle était de transmettre, et qu’il n’était que l’organe le plus superficiel de la Haute-Chambre des mises en accusation qui, elle, était inabordable. Si donc on désirait quelque chose de cette Chambre – on désirait toujours mille choses, mais il était souvent plus sage de ne pas le dire – il fallait s’adresser, bien sûr, au service inférieur dont nous venons de parler, mais on n’arriverait jamais soi-même jusqu’à la Chambre et on ne pourrait jamais non plus lui faire parvenir sa requête.

K. connaissait déjà la nature du peintre, aussi ne le contredit-il pas et ne lui demanda-t-il pas d’autres explications; il se contenta d’opiner du bonnet et d’enregistrer ses paroles. Il lui sembla, comme assez souvent les derniers temps, que Titorelli remplaçait largement l’avocat en matière de tracasserie. La seule différence était que K. dépendait moins de lui et pouvait l’envoyer promener quand il voulait; que Titorelli était extrêmement loquace, voire bavard, encore qu’il lui fût arrivé de l’être davantage; et qu’enfin K., de son côté, pouvait le tourmenter fort bien.

Ce fut ce qu’il fit, parlant de la maison du ton d’un homme qui en sait plus long qu’il n’en veut dire, comme s’il y avait déjà noué des relations, mais que l’affaire ne fût pas assez mûre pour qu’on l’éventât sans danger, puis, quand Titorelli le pressait de questions, détournant la conversation et n’y revenant plus de longtemps. Ces petits succès lui faisaient plaisir; il y puisait l’idée que maintenant il comprenait bien mieux les gens de l’entourage de la justice, qu’il pouvait jouer avec eux, s’insinuait presque dans leurs rangs, acquérait, tout au moins pendant quelques instants, ce point de vue supérieur d’où ils voyaient les choses, les découvrant, pour ainsi dire, du haut de la première marche de l’escalier du tribunal sur laquelle ils étaient juchés. Qu’importait qu’il perdît sa place au bout du compte à l’endroit (en bas) où il était? Une chance de salut resterait encore là-haut; il n’y avait qu’à se glisser parmi ces gens; s’ils n’avaient pu l’aider dans son procès, par manque de poids ou pour toute autre raison, ils pouvaient du moins l’accueillir et le cacher; il ne leur était même pas possible, si K. réfléchissait à tout et opérait secrètement, de refuser de l’aider ainsi, surtout Titorelli dont il était devenu un intime et un bienfaiteur.

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