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Ensuite K. attendit encore le domestique en faisant les cent pas dans son bureau; il éloigna par son mutisme le directeur adjoint qui venait à tout instant se renseigner sur la cause de ce voyage, et, dès qu’il fut en possession de sa valise, se hâta de descendre pour prendre la voiture qu’il avait commandée d’avance. Il se trouvait dans l’escalier lorsque surgit en haut à la dernière minute, tenant une lettre commencée, l’employé Kullich qui, sans doute, désirait quelque explication. K. lui fit de la main signe de s’en aller, mais, épais comme l’était ce grand homme blond à grosse tête, il s’y méprit et se précipita derrière K. par une série de bonds mortels. K. en conçut une telle irritation que, quand Kullich le rattrapa sur le perron, il lui prit la lettre des mains et la déchira. Lorsqu’il se retourna, ensuite, dans la voiture, Kullich, qui n’avait pas encore compris sa faute, était toujours à la même place, regardant les chevaux qui partaient, à côté du portier qui saluait très bas. K. restait donc l’un des plus hauts employés de la banque; s’il eût voulu le nier le portier l’eût contredit. Sa mère le prenait même, quoi qu’il pût objecter, pour le directeur en personne, et cela depuis des années… Dans son esprit à elle il ne baisserait pas, quelques dommages que sa réputation eût déjà soufferts. Peut-être était-ce bon signe que, juste avant de partir, il se fût persuadé qu’il pouvait encore arracher une lettre des mains d’un employé dont les relations s’étendaient jusqu’au tribunal, qu’il pût la déchirer sans excuse, sans en avoir les doigts brûlés.

Rayé à partir d’ici.

… À vrai dire, il n’avait pu faire ce qu’il aurait aimé le mieux: donner deux claques retentissantes sur les grosses joues pâles de Kullich. D’autre part il est très bon, naturellement, que K. haïsse Kullich, et non seulement Kullich, mais encore Rabensteiner et Kaminer. Il croit qu’il les a toujours haïs; c’est seulement quand ils ont apparu dans la chambre de Mlle Bürstner qu’il a commencé à les remarquer, mais sa haine date de plus vieux. Et dans les derniers temps K. souffre presque de cette haine, car il ne peut l’assouvir; comment avoir prise sur eux? Ce sont les employés du degré le plus bas, et les dernières des nullités; ils n’avanceront pas, sinon par la force de l’ancienneté, et, même à l’ancienneté, plus lentement que tout autre, aussi est-il à peu près impossible de leur mettre un bâton dans les roues; nulle main étrangère ne saurait élever sur leur route obstacle égal à la sottise de Kullich, la paresse de Rabensteiner, la rampante servilité du répugnant Kaminer. La seule chose que l’on pourrait entreprendre contre eux serait de provoquer leur renvoi, ce serait même très facile, il suffirait de quelques mots de K. au directeur, mais K. recule devant cette solution. Peut-être l’adopterait-il si le directeur adjoint qui favorise ouvertement ou en secret tout ce que K. déteste, devait intervenir pour eux, mais, fait étrange, il y a là exception, le directeur adjoint, ici, veut comme K.

LE PROCUREUR [1].

Malgré la connaissance des hommes et l’expérience du monde que K. s’était acquises par ses longues années de banque, la société que formaient ses compagnons de table lui avait toujours paru digne d’une extraordinaire considération, et il ne se dissimulait pas que ce fût pour lui un grand honneur d’appartenir à une telle société. Elle se composait presque exclusivement de juges, de procureurs et d’avocats; on y souffrait aussi quelques jeunes secrétaires des études ou du parquet, mais ils étaient relégués au bas bout de la table et n’avaient le droit de se mêler aux débats que directement interrogés. Ces interrogations, d’ailleurs, n’avaient généralement pour but que d’amuser la société; le procureur Hasterer surtout, le voisin ordinaire de K., aimait à provoquer ainsi la confusion de cette jeunesse. Dès qu’il plaquait au milieu de la table, avec les cinq doigts écartés, sa grande main couverte de poils, tout le monde dressait l’oreille. Et quand ensuite, au bout de la table, un des clercs essayait de répondre, mais, ou n’avait même pas réussi à déchiffrer le sens de la question, ou regardait pensivement dans sa bière, ou, au lieu de parler, agitait seulement les mâchoires ou même – et c’était le pire – défendait un point de vue ou faux ou non homologué dans un torrent inendiguable de paroles, les vieux messieurs se détendaient sur leurs sièges et semblaient commencer à éprouver enfin une vraie sensation de confort. Ils conservaient le monopole des propos réellement techniques et sérieux.

K. avait été introduit dans cette société par un avocat, le représentant juridique de la banque. Il y avait eu toute une période pendant laquelle il s’était trouvé obligé de conférer au bureau avec cet avocat jusqu’à une heure avancée de la soirée; les circonstances l’avaient ainsi amené à prendre son repas du soir à la table habituelle de son interlocuteur et il avait pris plaisir à la compagnie qui s’y trouvait. Il n’y voyait que des gens instruits, considérés, et puissants en un certain sens, dont la distraction consistait à résoudre des problèmes ardus qui n’avaient que des rapports lointains avec l’existence ordinaire et à s’y donner un grand mal. S’il n’y pouvait intervenir que faiblement, il y trouvait la possibilité d’apprendre un grand nombre de choses qui le serviraient tôt ou tard à la banque, et de nouer avec le parquet ces relations personnelles qui sont toujours utiles. La sympathie, d’ailleurs, paraissait réciproque. Il ne tarda pas à être classé comme un homme expert en affaires et – même si la chose n’alla pas sans quelque soupçon d’ironie – son opinion fit loi dans sa spécialité. Il ne fut pas rare que deux des messieurs, jugeant différemment d’un point de droit commercial, lui demandassent son avis sur la matière de la cause, et que son nom revint alors dans les discours et les contre-discours, qu’il figurât dans des quintessences de raisonnement que K. ne pouvait plus suivre depuis longtemps. À vrai dire, petit à petit il s’ouvrit à beaucoup de choses, et d’autant mieux qu’il avait en son voisin, le procureur Hasterer, un excellent conseil qu’il fréquentait aussi sur le plan de l’amitié. Il le raccompagnait assez souvent chez lui, mais il lui fallut très longtemps pour s’habituer à se promener bras dessus bras dessous avec cet homme gigantesque qui aurait pu le cacher dans son manteau sans que personne s’en aperçût.

Avec le temps cependant ils finirent par se trouver sur un pied qui effaçait toute différence d’âge, de métier et d’éducation. Ils se fréquentaient comme s’ils s’étaient connus de toujours, et s’il arrivait par hasard que l’un des deux parût supérieur, ce n’était pas Hasterer, mais K., son expérience pratique se laissant rarement réfuter, car elle était directement puisée à des sources qu’on n’atteint pas du siège des juges.

Cette amitié, naturellement, fut vite connue de toute la table; on ne se rappela plus guère qui avait introduit K., c’était maintenant Hasterer qui le couvrait; si le droit de K. de s’asseoir là se heurtait un jour à un doute, il pourrait se réclamer hautement d’Hasterer. Il en acquit une position singulièrement privilégiée, Hasterer étant craint autant que respecté. Hasterer avait en effet un raisonnement juridique d’une puissance et d’une souplesse prodigieuses, encore que nombre de ces messieurs ne lui fussent pas inférieurs sur ce point, mais surtout nul ne l’égalait pour la violence avec laquelle il défendait son opinion. K. avait l’impression que si Hasterer ne pouvait convaincre l’adversaire, il l’épouvantait tout au moins; dès qu’il tendait l’index, beaucoup reculaient déjà. Il semblait que l’adversaire ne sût plus qu’il était avec des collègues, de bons amis, qu’il ne s’agissait que de théorie, et que rien, de toute façon, ne pouvait lui arriver; il perdait l’usage de la voix et rien que pour secouer la tête il lui fallait déjà du cran. Quand l’adversaire était assis très loin, c’était un pénible spectacle, et Hasterer reconnaissait que nulle entente n’était possible à cette distance si, par exemple, il repoussait son assiette pleine et se levait lentement pour aller chercher l’homme. Ses voisins, dans ces occasions, se penchaient en arrière pour observer ses traits. Ce n’étaient d’ailleurs que des incidents relativement rares; il ne pouvait guère s’enflammer qu’à propos de questions juridiques, et surtout celles qui touchaient des procès dirigés par lui. S’il s’agissait de toute autre chose il était calme et amical, son rire aimable, et sa passion allait au boire et au manger. Il arrivait même qu’il n’écoutât pas ce qui se disait, se tournât vers K., un bras sur le dossier de sa chaise, et l’interrogeât sur la banque, puis se mît à parler de son propre travail ou des dames de sa connaissance qui lui donnaient presque autant de besogne que le tribunal. On ne le voyait causer ainsi avec nul autre de ces messieurs, et bien souvent, quand on avait une prière à lui adresser – en général c’était en vue d’organiser une réconciliation avec quelque confrère – on venait d’abord trouver K. et lui demander de s’entremettre, ce qu’il faisait toujours volontiers et avec un facile succès. D’ailleurs il n’abusait jamais de ses relations avec Hasterer; extrêmement poli, modeste avec tout le monde, il avait l’art, plus important encore que politesse et modestie, de discerner très justement toutes les nuances dans la hiérarchie de ces messieurs et de traiter chacun selon son rang. À vrai dire, Hasterer ne cessait de l’y former; ce code secret de la hiérarchie était le seul dont il ne violât pas les lois dans l’emportement des pires disputes. Et c’est pourquoi il ne s’adressait jamais aux jeunes messieurs du bas bout qui étaient encore presque sans grade – que d’une façon générale, non comme à des individus mais comme à un bloc d’un seul tenant. Or, c’étaient justement ceux-là qui lui rendaient le plus d’honneurs, et quand il se levait, à onze heures, pour rentrer à son domicile, il s’en trouvait toujours quelqu’un de déjà prêt pour l’aider à mettre son lourd manteau, et un autre qui ouvrait la porte avec une profonde révérence, et continuait, évidemment, pour K quand K. quittait la salle à la suite d’Hasterer.

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[1] Remarque: ce fragment se serait ajouté directement au chapitre VII du roman. Son début a été écrit sur la page qui contient aussi une copie des dernières phrases du chapitre.

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