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K. ne se berçait pas chaque jour de tels espoirs; en général il distinguait encore très bien et se gardait de négliger ou de se dissimuler la moindre difficulté, mais parfois – dans la prostration qui l’accablait le soir après le travail – il cherchait un encouragement dans le plus mince et, qui plus est, le plus équivoque incident de la journée. Couché alors en général sur le divan de son bureau – il ne pouvait plus quitter le bureau sans s’être reposé une heure sur le divan – il opérait le montage de ses observations. Il ne les limitait pas scrupuleusement aux gens qui avaient des liens avec le tribunal, son demi-sommeil mêlait tout le monde; il oubliait l’immense travail qu’avait à fournir la justice, il lui semblait qu’il était le seul accusé et que tous les autres, pêle-mêle, allaient et venaient comme les employés et les juristes dans les couloirs d’un tribunal; les plus obtus avaient eux-mêmes le menton contre la poitrine, les lèvres retroussées et le fixe regard de la réflexion qui médite sur de lourdes responsabilités. Les locataires de Mme Grubach ne cessaient de revenir à part, en groupe compact, les têtes se touchant et la bouche grande ouverte, comme le chœur de l’accusation. Parmi eux beaucoup d’inconnus, car il y avait déjà longtemps que K. ne se souciait plus du tout des affaires de la pension.

À cause de tous ces inconnus, il ne pouvait s’occuper du groupe sans malaise; et il devait pourtant le faire quand il y cherchait Mlle Bürstner. Ayant promené son regard sur ces gens, il avait vu soudain briller deux yeux qu’il ne connaissait pas et qui avaient retenu son attention. Il n’avait pas trouvé alors Mlle Bürstner, mais quand il revint à la charge afin d’éviter toute erreur, il l’aperçut au beau milieu du groupe, les bras passés derrière deux messieurs qui se tenaient à ses côtés. Cela l’impressionna très peu, d’autant moins que cette image n’avait rien de neuf pour lui: c’était le souvenir ineffaçable de la photo d’une scène de plage qu’il avait vue une fois chez Mlle Bürstner. Quoi qu’il en fût, ce tableau éloigna K. du groupe, et, quitte à y revenir encore assez souvent, il se mit à parcourir à grands pas le bâtiment du tribunal dans tous les sens. Il en connaissait toujours à fond toutes les pièces; des couloirs perdus, qu’il n’avait jamais pu voir, lui semblaient familiers comme s’il y avait passé sa vie, et de nouveaux détails s’imprimaient sans cesse dans son cerveau avec la plus douloureuse netteté; par exemple cet étranger qui se promenait dans une antichambre: il était vêtu en toréador, la taille dégagée comme au couteau; son petit boléro, court et raide, était fait de dentelles jaunâtres en gros fil, et l’homme, sans cesser un instant sa promenade, ne cessait de s’offrir à l’étonnement de K. K. tournait tout autour de lui, le buste penché en avant, et le regardait avec des yeux écarquillés. Il connaissait tous les dessins de la dentelle, toutes les franges qui avaient un défaut, tous les mouvements du boléro, et pourtant ses regards ne s’en rassasiaient pas. Ou plutôt ils étaient rassasiés depuis longtemps ou, plus exactement encore, il n’avait jamais voulu regarder, mais il ne pouvait s’en empêcher. Que de mascarades l’étranger nous présente! pensait-il en ouvrant des yeux encore plus grands. Et il resta à la suite de cet homme jusqu’au moment où il se retourna et plongea son visage dans le cuir du divan.

Biffé à partir d’ici.

Il demeura longtemps dans cette position, et cette fois se reposa entièrement. Il continuait à réfléchir sans doute, mais dans le noir, et sans que rien le dérangeât. C’est à Titorelli qu’il aimait le mieux penser. Titorelli était assis sur un siège; K. se tenait à genoux devant lui, il lui passait la main sur les bras et le cajolait de mille façons. Titorelli savait où K. voulait en venir, mais faisait comme s’il l’ignorait, ce qui tourmentait un peu K. Mais K. savait de son côté qu’en fin de compte il obtiendrait tout ce qu’il voudrait: Titorelli était un caractère léger, un être facile à gagner auquel manquait le sens exact du devoir, et il était même incroyable que la justice se fût commise avec cet homme. Si la cuirasse avait un défaut quelque part, il était là, K. le comprit, Il ne se laissa pas égarer par le rire effronté que Titorelli, la tête haute, adressait à la cantonade; il maintint sa demande et s’aventura jusqu’à caresser les joues de Titorelli. Il n’y mettait nulle passion excessive mais plutôt quelque négligence; étant sûr de gagner, il faisait durer le plaisir. Qu’il était simple de duper le tribunal! Titorelli, comme s’il eût obéi à une loi de la nature, finit enfin par se pencher vers K., et ferma lentement les yeux avec une expression d’amitié pour lui montrer qu’il était prêt à accéder à sa demande; il lui tendit la main et prit vigoureusement celle que K. mit dans la sienne. K. se leva un peu ému, il sentait naturellement la solennité de la minute, mais Titorelli n’admettait plus la solennité; lui passant le bras derrière le dos, il l’entraînait à toute allure. En un instant ils furent au tribunal; ils y sautaient les marches quatre à quatre, non seulement grimpant mais dévalant aussi, volant du bas en haut, comme du haut en bas, sans nul effort, légers tel un esquif sur l’onde. Et au moment précis où K. regardait ses pieds et en venait à la conclusion que cette belle façon de se mouvoir ne pouvait plus appartenir à la basse existence qu’il menait jusqu’alors, juste à ce moment, au-dessus de sa tête penchée, s’opéra la métamorphose. La lumière qui, l’instant d’avant, arrivait encore de derrière, changea et tout à coup arriva de devant: une cataracte éblouissante de lumière. K. leva les yeux, Titorelli lui adressa un signe de tête et lui fit tourner les talons. K. se retrouva dans le corridor du tribunal, mais tout y était plus tranquille et plus simple. Nul détail singulier n’y frappait plus les yeux; il embrassa tout d’un regard, se dégagea de Titorelli et alla son chemin. Il portait ce jour-là un costume neuf, un long vêtement de couleur foncée, voluptueusement léger et chaud. Il savait ce qui lui était arrivé, mais il en était si heureux qu’il ne voulait pas se l’avouer encore. Dans un angle du corridor, où de grandes fenêtres étaient ouvertes d’un côté, il trouva sur un tas ses anciens vêtements, sa jaquette noire, son pantalon aux raies cérémonieuses, et là-dessus, étalée, sa chemise aux bras tremblants.

COMBAT AVEC LE DIRECTEUR ADJOINT.

Un matin, K. se sentit plus frais et plus résistant que d’ordinaire. Ce fut à peine s’il songea au tribunal; mais quand l’idée lui en vint, il lui sembla soudain qu’il pourrait facilement saisir cette immense organisation dont l’œil n’eût pu embrasser les limites, par quelque endroit évidemment pas très visible qu’il fallait commencer par trouver à tâtons, et qu’ensuite il arracherait le tout et le mettrait aisément en pièces. Dans cet état extraordinaire, il céda à la tentation d’inviter le directeur adjoint à venir conférer avec lui, dans son bureau, d’une affaire de service qui pressait depuis quelque temps. Dans ces occasions-là, le directeur adjoint faisait toujours comme si ses rapports avec K. ne s’étaient modifiés en rien depuis quelques mois.

Il vint aussi paisiblement qu’aux temps anciens de l’émulation quotidienne, écouta posément les explications de K., manifesta son intérêt par de petites remarques familières, sur le ton de la camaraderie, et ne troubla K. que par le fait – mais fallait-il nécessairement y découvrir une intention? – que rien ne le détourna de la question essentielle et qu’il s’ouvrit jusqu’au fond de l’âme à ce problème professionnel, alors que les pensées de K., en face de ce modèle du devoir, se mirent à voltiger aussitôt en tout sens, l’obligeant à abandonner presque sans aucune résistance l’affaire au directeur adjoint. À un moment ce fut si sérieux que K. ne s’en rendit compte qu’en voyant son interlocuteur se lever et retourner à son bureau sans mot dire. Il ne sut ce qui était arrivé; il se pouvait que la discussion fût parvenue normalement à son terme, il se pouvait tout aussi bien que le directeur adjoint eût brisé subitement parce que K. l’avait froissé sans s’en douter ou avait dit quelque sottise, ou parce que le directeur adjoint s’était parfaitement rendu compte que K. n’écoutait pas et pensait à autre chose. Il se pouvait même, qui plus est, que K. eût pris une décision ridicule ou que le directeur adjoint lui en eût extorqué une telle et qu’il la fît exécuter en ce moment en toute hâte pour nuire à K.

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