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– Se fréquentent-ils donc tellement? dit K. Échangent-ils donc leurs impressions? Jusqu’ici, je me suis tenu complètement à l’écart.

– En général, dit le négociant, ils ne se fréquentent pas; ce serait impossible; ils sont trop! ils ont d’ailleurs peu d’intérêts communs. S’il arrive parfois qu’un groupe s’en découvre, il ne tarde pas à voir qu’il s’est trompé. Rien ne peut se faire en commun contre le tribunal. Tout cas est examiné à part; il n’y a pas justice plus minutieuse. On ne peut donc parvenir à rien en se liguant. Des isolés arrivent parfois à obtenir quelque chose en secret, mais les autres ne l’apprennent qu’après, personne ne sait comment la chose s’est faite. Il n’y a pas de solidarité, on se rencontre bien de temps en temps dans les salles d’attente, mais on y parle peu. Les opinions superstitieuses existent déjà depuis très longtemps et se multiplient d’elles-mêmes.

– J’ai vu, dit K., ces messieurs faire antichambre là-bas, et leur attente m’a paru si inutile!

– L’attente n’est pas inutile, dit le négociant. Ce qui est inutile, c’est de se mêler personnellement de son procès. Je vous ai déjà dit qu’en dehors de maître Huld j’avais encore cinq avocats. On devrait donc penser – c’est ce que je faisais moi-même au début – que je peux leur laisser tout le soin de mon affaire. Ce serait entièrement faux. C’est encore moins facile que si je n’en avais qu’un. Vous ne me comprenez sans doute pas?

– Non, dit K. en posant sa main sur celle du négociant pour le calmer, car il allait beaucoup trop vite. Mais je vous prierai de parler un peu plus lentement, car tout cela a beaucoup d’importance pour moi, et je n’arrive pas bien à vous suivre.

– Vous faites bien de me le rappeler, déclara le négociant, vous êtes un nouveau, un néophyte; votre procès n’a que six mois, n’est-ce pas?

– Oui.

– J’en ai entendu parler; quel jeune procès! Mais moi voilà cent mille fois que je réfléchis à ces choses, elles sont toutes naturelles pour moi.

– Vous devez être heureux que votre procès soit déjà si avancé?» dit K., ne voulant pas lui demander directement où en étaient ses affaires.

La réponse qu’il reçut ne fut pas plus précise que sa question.

«Oui, dit le négociant en inclinant la tête, voilà déjà cinq ans que je pousse mon procès, ce n’est pas un petit travail!»

Puis il se tut un instant. K. épiait le retour de Leni. D’une part il n’eût pas aimé qu’elle revînt prématurément, car il avait encore beaucoup de questions à poser et ne voulait pas être surpris en entretien confidentiel avec le négociant; mais, d’autre part, il était irrité qu’elle restât, malgré sa présence, si longtemps auprès de l’avocat; le lait de poule ne justifiait pas une absence d’une telle durée.

«Je me rappelle encore le temps, fit le négociant – et K. fut tout de suite absorbé – je me rappelle encore le temps où mon procès avait à peu près l’âge du vôtre. Je n’avais alors pour avocat que maître Huld, mais je n’étais pas très content de lui.»

«Je vais tout savoir», pensa K. en hochant vivement la tête comme si ce geste pouvait encourager le négociant à dire tout ce qui valait d’être su.

«Mon procès, poursuivit M. Block, n’avançait pas; on fixait bien des interrogatoires, et je m’y rendais même toujours, je réunissais des documents, je présentais tous mes livres d’affaires – ce qui n’était même pas nécessaire, comme je l’ai appris plus tard – je ne cessais d’aller trouver mon avocat, il avait même présenté plusieurs requêtes à la justice…

– Plusieurs requêtes? demanda K.

– Mais oui, bien sûr, fit le négociant.

– Voilà, dit K., qui m’intéresse énormément, avec moi il en est encore à travailler à la première. Il n’a rien fait. Je vois maintenant qu’il me néglige honteusement.

– Il peut y avoir d’excellents motifs, dit le négociant, à ce que la requête ne soit pas encore finie. Pour les miennes, d’ailleurs, nous avons vu plus tard qu’elles n’avaient servi absolument à rien. J’ai pu en lire une moi-même grâce à la complaisance d’un employé. Elle était, je l’avoue, pleine d’érudition; mais au fond il n’y avait rien dedans: beaucoup de latin, que je ne comprends pas, et puis des pages et des pages d’appels à la justice, ensuite des flatteries pour certains fonctionnaires, qui n’étaient pas expressément nommés, mais que les initiés devaient pouvoir reconnaître, après cela le propre éloge de l’avocat, un éloge à propos duquel il se roulait devant la justice avec l’humilité d’un chien, et enfin l’examen de vieux cas judiciaires qui devaient ressembler au mien. Cet examen était fait, à vrai dire, autant que j’aie pu le suivre, avec le plus grand soin. Remarquez bien qu’en vous disant tout cela, je ne prétends pas juger le travail de l’avocat; d’ailleurs la requête que j’ai lue n’en était qu’une entre bien d’autres; mais, et c’est là le point dont je veux vous parler, de toute façon je n’ai jamais pu constater un seul progrès dans mon procès.

– Quel sorte de progrès vouliez-vous donc constater? demanda K.

– Votre question est fort sensée, dit le négociant en souriant; il est bien rare en ces sortes d’affaires qu’on puisse observer un progrès, mais je ne le savais pas alors. Je suis négociant, et je l’étais à cette époque encore plus que maintenant; j’aurais voulu des progrès tangibles, il eût fallu que tout cela s’organisât pour prendre fin ou que je visse l’affaire partie en bon chemin. Mais il ne se produisait que des interrogatoires qui se ressemblaient presque tous; je savais d’avance les réponses; je les connaissais comme une litanie; il m’arrivait plusieurs fois par semaine des employés de la justice au magasin, dans ma maison ou n’importe où, c’était évidemment gênant (à cet égard c’est bien mieux aujourd’hui, le téléphone me dérange moins); et puis le bruit de mon procès commençait à filtrer, des commerçants de mes amis le connaissaient, mes parents ne l’ignoraient plus; j’essuyais donc des dommages de partout, mais nul signe ne m’annonçait que les premiers débats dussent bientôt avoir lieu. J’allai donc me plaindre à mon avocat. Il me donna de longues explications, mais il refusa nettement de faire quoi que ce fût dans le sens que je désirais, disant que personne ne pouvait influer sur la date des débats et qu’il était absolument inimaginable de les hâter dans une requête, ainsi que je l’eusse voulu, que cela ne s’était jamais vu et ne pourrait que nuire et à lui et à moi. Je pensais que ce que celui-ci ne voulait ou ne pouvait pas, un autre le voudrait et le pourrait. Je cherchai donc d’autres avocats. Mais, j’aime mieux vous le dire tout de suite: nul d’entre eux n’a jamais demandé ni obtenu qu’on fixe une date pour les débats; c’est, à une réserve près, dont je vous parlerai plus tard, une chose réellement impossible; à cet égard maître Huld ne m’avait donc pas trompé; mais je n’ai pas eu à regretter non plus de m’être adressé à d’autres avocats. Maître Huld a dû vous parler assez souvent des avocats marrons et vous les a sans doute dépeints très méprisables, ce qui est d’ailleurs exact. Mais il lui échappe toujours, quand il se compare à eux, une petite faute sur laquelle je voudrais attirer votre attention au passage. Pour distinguer de ces gens-là les avocats de sa connaissance il dit toujours «les grands avocats», en parlant de ceux qu’il connaît. Le terme est faux; naturellement tout le monde peut se dire «grand» s’il lui plaît, mais, dans le cas qui nous occupe, c’est l’usage judiciaire qui fait autorité. Cet usage distingue bien, outre les avocats marrons, les grands et les petits avocats. Mais maître Huld et ses collègues ne sont que de petits avocats; les grands, dont je n’ai jamais qu’entendu parler et que je n’ai jamais pu voir, sont d’un rang aussi supérieur à celui des petits avocats que les petits avocats eux-mêmes sont supérieurs à ces avocats marrons qu’ils méprisent.

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