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Alors seulement le passionné sous-officier a remarqué ma présence.

– As-tu vu? m’a-t-il dit en me pressant fortement la main; c’est un ange!

– Pourquoi donc? lui ai-je dit en prenant un air d’étonnement apparent.

– Tu n’as donc pas vu?

– Non! J’ai vu qu’elle a ramassé ton verre; si le gardien eût été là, il en aurait fait autant et même se serait hâté davantage dans l’espoir de recevoir un pourboire. Il était évident du reste que tu lui avais inspiré de la pitié, car tu as fait une bien laide grimace lorsque tu t’es appuyé sur ta jambe blessée.

– Et tu n’as pas été un peu ému en la voyant à ce moment où son âme se reflétait sur son visage?

– Non!

Je mentais et voulais le faire enrager. J’ai la passion innée de la contradiction; toute mon existence n’est qu’une série de contradictions imposées à mon cœur ou à ma raison. La présence d’un enthousiaste suffit pour me glacer et je suis certain que des relations avec un fade flegmatique me rendraient le plus passionné des rêveurs. J’avoue encore qu’un sentiment affreux, mais bien connu, était entré en moi en un clin d’œil. Ce sentiment, c’était la jalousie. Je le dis hardiment; parce que j’ai l’habitude de tout avouer avec franchise. Et difficilement on trouvera un jeune homme rencontrant une jolie femme, qui n’a pour lui que des regards insignifiants, tandis qu’il la voit soudain en public en regarder tout différemment un autre qui lui est aussi inconnu; difficilement, dis-je, on trouvera un jeune homme dans cette situation, qui ne soit blessé désagréablement. (J’entends ici un jeune homme ayant vécu dans le monde et habitué à être flatté dans son amour-propre).

Nous nous sommes tus, et après être descendus de la montagne, nous sommes allés au boulevard, sur lequel donnent les fenêtres de la maison dans laquelle a disparu notre beauté. Elle était assise auprès de la fenêtre. Groutchnitski, me prenant par la main, lui a lancé un de ces regards de tendresse troublée qui agissent tant sur les femmes. Moi j’ai dirigé sur elle mon lorgnon et j’ai vu qu’elle souriait du regard et que mon insolent lorgnon lui déplaisait sérieusement. En effet, comment un officier de ligne du Caucase osait-il lorgner une princesse moscovite?

13 Mai.

Ce matin, le docteur est venu chez moi. Il s’appelle Verner, mais il est Russe. Qu’y a-t-il là d’étonnant? J’ai connu un Ivanoff qui était Allemand. Verner est un homme très connu pour différentes raisons. Il est sceptique et matérialiste comme presque tous les médecins; avec cela il est de ces poètes, ceci n’est pas une plaisanterie, qui le sont toujours en action, souvent en paroles, et cependant il n’a pas écrit deux vers dans sa vie. Il connaît toutes les cordes vives du cœur humain comme il connaît toutes les veines d’un corps, mais il n’a jamais su profiter de ses connaissances, de même qu’un anatomiste distingué ne sait pas quelquefois traiter la fièvre. Ordinairement, Verner plaisante doucement ses malades, mais je l’ai vu une fois pleurer sur un soldat mourant!… Il était pauvre, rêvait des millions, et n’aurait pas fait un pas inutile pour de l’argent. Il me disait un jour qu’il faisait plus souvent plaisir à un ennemi qu’à un ami, parce que cela s’appelait vendre cher sa bienfaisance et que la haine d’un homme s’augmentait en proportion de la grandeur d’âme de son adversaire, Il a une langue mordante, mais sous l’aiguillon de ses épigrammes pas un brave homme ne passe pour un sot insipide. Ses rivaux, les médecins des eaux, jaloux de lui, répandirent le bruit qu’il faisait des charges sur ses malades; ceux-ci se fâchèrent et presque tous cessèrent de le voir. Ses amis, ceci est la vérité, hommes honnêtes en service au Caucase, s’efforcèrent en vain de rétablir son crédit ébranlé.

Son extérieur est de ceux, qui au premier coup d’œil, frappent désagréablement, mais qui plaisent ensuite lorsque l’œil s’étudie à bien lire sur leurs traits irréguliers l’expression d’une âme éprouvée et pleine d’élévation. On a des exemples de femmes qui se sont amourachées de pareils hommes jusqu’à la folie, et elle n’auraient pas certainement changé l’objet de leur folie pour la beauté des plus frais et des plus roses Endymions. Il faut rendre une justice aux femmes: elles ont l’instinct de la beauté de l’âme; peut-être, parce que les hommes comme Verner aiment les femmes avec passion.

Verner est petit de taille, maigre et délicat comme un enfant. Une de ses jambes est plus courte que l’autre, comme chez Byron; comparée à son torse, sa tête paraît énorme; ses cheveux sont coupés très courts et les inégalités de son crâne bosselé frapperaient un phrénologue en lui présentant une étrange réunion des penchants les plus opposés. Ses petits yeux noirs, toujours en mouvement, s’efforcent de scruter vos pensées. Dans ses vêtements, on remarque surtout du goût et de la propreté; ses petites mains maigres et veinées se prélassent dans des gants vert clair. Son gilet, son habit et sa cravate sont toujours de couleur noire. Les jeunes gens l’appellent Méphistophélès. Il paraît vexé de ce surnom, mais au fond cela flatte son amour-propre. Nous nous sommes vite compris mutuellement et sommes devenus de bons amis, quoique je sois très difficile en amitié. Chez deux amis, l’un est toujours l’esclave de l’autre, quoique aucun des deux ne veuille le reconnaître. Je ne puis être l’esclave; mais dans ce cas, commander est un travail fatigant, et d’ailleurs j’ai des domestiques et de l’argent! Voici comment nous sommes devenus amis: Je rencontrai Verner chez S… au milieu d’un nombreux et bruyant cercle de jeunes gens. La conversation avait pris, sur la fin de la soirée, un tour philosopho-métaphysique. On parlait de convictions; chacun en avait de différentes.

– Pour moi! disait le docteur, dans tout ce qui me touche, je ne suis convaincu que d’une chose.

– Et de laquelle? demandai-je, jaloux de connaître les sentiments d’un homme qui s’était tu jusqu’alors.

– C’est que, répondit-il, un beau matin, tôt ou tard, je mourrai.

– Je suis plus riche que vous, lui dis-je; car en sus de cela, je suis encore convaincu d’une chose: c’est qu’un maudit soir, je suis venu au monde.

Tous trouvèrent que nous disions des absurdités, mais pas un d’entre eux ne dit rien de plus sensé. Dès ce moment nous nous remarquâmes mutuellement au milieu de la foule. Nous nous réunissions souvent et causions ensemble fort sérieusement de choses abstraites, si bien que nous nous aperçûmes que nous nous trompions l’un l’autre. Alors nous regardant profondément dans les yeux, comme le faisaient les augures romains, selon le mot de Cicéron, nous nous mîmes à rire, et las de rire, nous nous séparâmes satisfaits de notre soirée.

J’étais couché sur un divan, les yeux au plafond et les mains sous ma tête lorsque Verner est entré dans ma chambre. Il s’est assis dans un fauteuil, a posé sa canne dans un coin et en bâillant m’a dit que dehors il faisait chaud; je lui ai répondu que les mouches m’agaçaient et nous nous sommes tus tous les deux.

– Remarquez, cher docteur, que sans les sots, le monde serait bien ennuyeux… En effet, nous sommes là deux hommes intelligents, nous savons que nous pourrions nous mettre à discuter sans fin et à cause de cela nous ne discutons pas. Nous connaissons presque toutes nos pensées les plus secrètes; un seul mot est toute une histoire pour nous, nous voyons le germe de chacun de nos sentiments à travers une triple enveloppe. Ce qui est triste nous paraît ridicule, et ce qui est ridicule nous paraît triste, et pour dire la vérité nous sommes en général assez indifférents pour tout, excepté pour nous-mêmes. Aussi ne peut-il y avoir échange de sentiments et de pensées entre nous. Nous savons l’un et l’autre tout ce que nous voulons savoir et ne voulons pas en savoir davantage. Il nous reste un expédient, c’est de nous raconter les nouvelles. Dites-moi quelque chose de nouveau?

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