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TAMARA.

Pourquoi me faire connaître tes souffrances? Pourquoi te plains-tu à moi? tu as péché!…

LE DÉMON.

Est-ce contre toi?

TAMARA.

On peut nous entendre:

LE DÉMON.

Nous sommes seuls;

TAMARA.

Et Dieu!

LE DÉMON.

Il ne daignera pas jeter un regard sur nous; il s’occupe des cieux et non de la terre.

TAMARA.

Et le châtiment et les tortures de l’enfer?

LE DÉMON.

Que te fait cela? tu seras là avec moi!

TAMARA.

Qui que tu sois, toi que le hasard a fait mon ami, tu as perdu mon repos pour toujours; et moi ta victime je t’écoute malgré moi-même avec un plaisir secret. Mais si tes paroles sont mensongères, si tu veux me tromper, oh! aie pitié de moi! Quelle gloire y trouverais-tu? Pourquoi veux-tu posséder mon âme? Est-ce que je suis préférable à toutes celles qui n’ont pas été remarquées par toi aux cieux? Cependant elles sont bien belles aussi et comme en ce lieu aucune main mortelle n’a encore profané leur couche virginale! Non! fais-moi un serment irrévocable. – Dis, tu vois, je souffre! Tu vois ce que rêve une pauvre femme! Sans le vouloir tu entretiens la peur en moi; mais tu as tout compris, tu sais tout, et certainement tu auras pitié de moi! Jure-moi, fais-moi serment de renoncer dès à présent à tes mauvais desseins! Est-ce qu’il n’y a déjà, plus de serments et de promesses inviolables?

LE DÉMON.

Je jure par le premier jour de la création; je jure par son dernier jour; je jure par l’opprobre du crime et par le triomphe de la vérité éternelle; je jure par l’horrible souffrance de la chute et par la joie bien courte de la victoire. Je jure par notre rencontre et par la séparation qui nous menace de nouveau. Je jure par la foule des esprits, par le sort de mes frères qui me sont soumis, par les glaives sans tache des anges mes ennemis vigilants; je jure par le ciel et l’enfer, par ce qu’il y a de plus sacré sur la terre et par toi; je jure par ton dernier regard, par ta première larme, par l’haleine de ta bouche si pure et par les boucles de ta chevelure soyeuse; je jure par la félicité et la douleur; je jure par mon amour, – je renonce à mes vieilles rancunes; je renonce à mes pensées d’orgueil; dès maintenant le poison de la flatterie trompeuse ne viendra plus agiter mon esprit. Je veux aimer; je veux prier; je veux croire au bien; avec les larmes du repentir j’effacerai sur mon visage digne de toi, les marques du feu céleste; et que désormais l’univers tranquille croisse dans l’ignorance sans moi. Oh! crois moi! Moi seul jusqu’à ce jour t’ai comprise et appréciée. En te choisissant pour mon sanctuaire, j’ai déposé ma puissance à tes pieds. J’attends ton amour comme un don et je te donnerai l’éternité pour un regard. Dans l’amour comme dans l’aversion, crois-moi Tamara: je suis immuable et grand. Moi, fils libre de l’espace, je t’emporterai dans les régions qui planent au-dessus des étoiles et tu seras la reine du monde, ma première compagne. Sans regrets, sans désirs, tes yeux regarderont cette terre où il n’y a ni bonheur vrai, ni beauté durable, où l’on ne voit que crimes et châtiments, où la passion mesquine peut seule vivre et où on ne sait pas sans crainte haïr ou aimer. Ignores-tu ce que c’est que l’amour passager des hommes? Un sang jeune qui fermente! Mais les jours passent et le sang se refroidit. Quel est celui qui peut rester fidèle pendant la séparation et ne pas céder aux attraits de la beauté nouvelle? Quel est celui qui peut résister à la fatigue, à l’ennui, aux caprices de l’imagination? Non, mon amie, sache-le bien, ta destinée n’est point de te flétrir en silence dans un cercle aussi étroit, esclave d’une jalousie grossière, parmi des hommes froids et pusillanimes, parmi de faux amis et des ennemis, au milieu de craintes et d’espérances sans fin, de peines lourdes et sans but. Tu ne dois point t’éteindre tristement, derrière ces murs élevés, sans avoir connu l’amour, toujours en prières, également loin de Dieu et des hommes. Oh non! admirable créature, tu as une autre destinée; tu es réservée pour d’autres souffrances et pour des extases autrement sublimes. Laisse donc tes premiers désirs et abandonne cette terre méprisable à son sort: En échange je t’ouvrirai les abîmes des plus profondes sciences; j’amènerai à tes pieds les nombreux esprits qui me servent et je te donnerai, ma belle, des servantes légères comme des fées. Pour toi j’arracherai à l’étoile d’Orient sa couronne d’or; je cueillerai sur les fleurs la rosée des nuits et je répandrai sur toi cette rosée. Avec un rayon pourpre du soleil couchant, j’entourerai ta taille comme avec une écharpe; avec la senteur des parfums les plus purs j’embaumerai l’air qui t’environne; sans cesse je caresserai tes oreilles avec une mélodie admirable, je te bâtirai des palais somptueux d’ambre et de turquoise; je descendrai pour toi jusqu’au fond des mers; je volerai au-dessus des nuages; je te donnerai tout, tout ce qui est sur la terre; Aime-moi!…

XI.

Et doucement, il appuya sa bouche pleine de feu sur ses lèvres tremblantes. Il répondait à ses prières par des paroles pleines de séduction et son regard, plongeant jusqu’au fond de ses yeux, l’enflammait. Dans l’obscurité de la nuit, il étincelait devant elle, inévitable comme la lame d’un poignard!… Hélas! L’esprit du mal triompha. Le poison mortel de ses baisers a pénétré en un instant dans son sein et un cri terrible de souffrance a troublé le silence de la nuit!…

Dans ce cri il y avait de tout, de l’amour, de la douleur, un reproche avec une dernière prière, un adieu sans espoir, un adieu en pleine jeunesse!…

….

XII.

Pendant ce temps, le veilleur de nuit exécutait seul et lentement autour des grands murs, sa ronde ordinaire. Il allait de tous côtés, agitant sa crécelle de fer [32]; mais en arrivant à hauteur de la cellule de la jeune novice, il assourdit la cadence de son pas et l’âme troublée, s’arrêta, la main sur son instrument. Au milieu du silence environnant, il crut entendre deux bouches échangeant des baisers, puis un cri étouffé, suivi d’un faible gémissement. Un doute impie traversa le cœur du vieillard. Mais un moment s’écoula et tout redevint calme. On n’entendit plus que le souffle de la brise, apportant de loin le murmure des feuilles et le ruisseau de la montagne qui bruissait tristement sur ses rives sombres. Le vieillard dans sa peur se hâta de lire son livre de prières, afin d’éloigner de sa pensée pécheresse les tentations de l’esprit du mal; il se signait rapidement de ses doigts tremblants; puis silencieux, agité par une vision, il se mit à précipiter son pas et continua sa ronde habituelle!…

XIII.

Couchée dans son cercueil, elle ressemble à une gracieuse péri qui vient de s’endormir. Son visage pâle et sombre est plus pur que le linceul qui l’enveloppe. Ses paupières se sont abaissées pour toujours. Mais ô ciel! Ne dirait-on pas que sous elles ce merveilleux regard sommeille seulement et semble attendre un baiser ou le retour du jour! Non; inutilement les rayons lumineux se glissent entre elles comme un fil d’or; en vain sa famille, pleine d’une muette douleur, vient couvrir sa bouche de baisers; non! la mort a mis sur elle son empreinte éternelle et rien n’est assez puissant pour l’arracher de ses bras. Et toute cette nature dans laquelle naguère la vie ardente et pleine d’énergie parlait si distinctement aux sens, n’est plus maintenant qu’une vaine poussière. Un sourire étrange à peine éclos sur ses lèvres s’y était arrêté; l’expression douloureuse de ce sourire était sombre comme la tombe elle-même. Que signifiait-il? se raillait-il de la destinée, ou accusait-il un doute insurmontable? Exprimait-il un froid dédain de la vie ou une colère audacieuse contrôle ciel? Comment le savoir? Sa signification est à jamais perdue pour le monde. Mais il attire involontairement les yeux, comme le dessin d’une inscription antique, où peut-être, sous des caractères bizarres, se cache l’histoire des temps passés. Maxime de grande sagesse indéchiffrable! Trace oubliée de pensées profondes!…

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[32] Instrument en fer qu'agitent autour du couvent les veilleurs de nuit pour constater leur passage.

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