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– Et moi, que deviendrai-je? dit l’aveugle d’une voix plaintive.

– Que veux-tu que je fasse de toi? fut sa réponse.

Cependant mon ondine sauta dans la barque et fit un signe à son compagnon; celui-ci plaça quelque chose dans la main de l’aveugle et ajouta:

– Allons, achète-toi des pains d’épices.

– Tu ne me donnes que cela? dit l’aveugle.

– Tiens! voilà encore; et quelque monnaie résonna en tombant sur la pierre.

L’aveugle ne la prit pas.

Ianko sauta dans la barque; le vent soufflait de la rive, ils étendirent une petite voile et voguèrent rapidement. Longtemps la lune éclaira au milieu des ondes obscures leur blanche voile. L’aveugle était toujours assis sur le rivage et j’entendais comme des sanglots; il pleurait effectivement, et longtemps, longtemps… j’en eus l’âme navrée. Aussi pourquoi avait-il plu à la destinée de me jeter au milieu de ce cercle paisible d’honnêtes contrebandiers!… Comme une pierre qui tombe dans une source à l’onde polie, j’étais venu troubler leur tranquillité et comme la pierre j’avais failli aller au fond.

Je retournai à la maison. Dans le vestibule, la bougie presque consumée pétillait dans une écuelle de bois, et malgré mes ordres, mon cosaque dormait d’un profond sommeil tenant son fusil entre ses mains. Je le laissai dormir, et prenant la bougie, j’entrai dans la cabane; hélas! ma cassette, mon sabre à la monture d’argent et mon poignard turc, – présents précieux, tout avait disparu. Je devinai alors quels effets traînait ce maudit aveugle. J’éveillai mon cosaque assez rudement. Je le gourmandai, me fâchai, mais il n’y avait rien à faire! N’aurais-je pas été ridicule en effet, d’aller me plaindre à l’autorité, d’avoir été volé par un enfant aveugle et d’avoir failli être noyé par une jeune fille de dix-huit ans? Heureusement, je vis la possibilité de partir le matin même et je quittai Taman. Ce que devinrent la vieille et le pauvre aveugle, je l’ignore; mais pour un officier en mission, quelle bizarre aventure, gaie et triste en même temps!

II LA PRINCESSE MARIE

11 Mai 18…

Je suis arrivé hier à Piatigorsk et j’ai loué un logement à l’extrémité de la ville, qui est un lieu très élevé, situé au pied du Machouk [13]. Par les temps d’orage, les nuages descendent jusque sur mon toit. Aujourd’hui, à cinq heures du matin, quand j’ai ouvert ma fenêtre, ma chambre s’est remplie du parfum des fleurs, qui garnissent, tout autour, de modestes haies: Les branches des cerisiers en fleur semblent regarder par ma croisée et le vent quelquefois, jonche de leurs blancs pétales ma table à écrire. J’ai une vue admirable de trois côtés: Au couchant, les cinq coupoles du Bechtou, teintes d’un bleu sombre et semblables aux derniers nuages d’un orage dissipé; au nord le Machouk, qui s’élève pareil au chapeau fourré d’un Persan et me cache toute cette partie de l’horizon; à l’orient le panorama est plus gai: En bas, devant moi, fourmille la petite ville, neuve, éclatante de propreté; j’entends le murmure de ses fontaines salutaires et celui de sa foule polyglotte. Plus loin les montagnes s’amoncèlent en amphithéâtre, de plus en plus bleues et sombres, puis à l’extrémité de l’horizon s’étend la ligne argentée des sommets qui commencent au Kazbek et finissent aux deux pointes de l’Elborous. Qu’il est gai de vivre dans un tel lieu! Aussi de molles sensations remplissent tout mon être. L’air est pur et doux comme un baiser de jeune fille, le soleil chaud, le ciel bleu. Que faut-il de plus, ce me semble? Pourquoi existe-t-il des passions, des désirs, des regrets? Mais il est temps, et je vais à la fontaine Élisabeth, où, dit-on, se rassemble toute la bonne société des eaux…

En descendant au milieu de la ville j’ai parcouru un boulevard sut lequel j’ai rencontré quelques groupes tristes, qui gravissaient lentement la montagne. Ce sont en grande partie des familles de riches propriétaires de steppes. Parmi elles, on remarque des hommes portant des vêtements de mode un peu vieille déjà et des femmes élégamment parées, ainsi que leurs filles. Évidemment, toute la jeunesse des eaux leur est connue; aussi m’ont-elles regardé avec une attentive curiosité. La coupe de mon pardessus, fait à Saint-Pétersbourg, les a probablement trompées; car bientôt, apercevant mes épaulettes d’officier de ligne, elles se sont détournées avec indifférence.

Les femmes des autorités du lieu, comme disent les maîtres d’hôtel aux eaux, ont été plus bienveillantes. Elles portent des lorgnons, et ont plus d’égards pour l’uniforme; elles sont habituées, au Caucase, à rencontrer, sous des boutons numérotés, des cœurs ardents et sous des casquettes blanches des esprits civilisés. Ces dames, très aimables et longtemps aimables, prennent chaque année de nouveaux adorateurs et trouvent peut-être en cela le secret de leur aménité infatigable. En montant le sentier qui va à la fontaine Élisabeth, j’ai rencontré une foule d’employés dans les services civils et militaires; ils forment comme je l’ai appris plus tard, la classe des hommes qui viennent demander la santé aux eaux. Ceux-là ne boivent cependant pas de l’eau, ils se promènent et se traînent en marchant; ils jouent et se plaignent de l’ennui. Les gandins font descendre leur verre vide dans les puits d’eau minérale et prennent des poses académiques. Les civils portent des cravates bleu-clair; les militaires font passer leur col de chemise par-dessus leur collet; tous professent un profond mépris pour les dames de province et soupirent pour les aristocratiques habitantes de la capitale, où on ne les laisse point aller.

Enfin, voici le puits… Près de là est une petite place, sur laquelle est une maisonnette au toit rouge, contenant des baignoires et autour une galerie qui sert de promenoir lorsqu’il pleut. Quelques officiers blessés étaient assis sur un banc, leurs béquilles ramenées vers eux, pâles et tristes. Quelques dames allaient et venaient sur la petite place d’un pas assez pressé, attendant l’effet des eaux. Parmi elles se trouvaient deux ou trois jolis visages; sous quelques allées de vignes, abritées par le versant du Machouk, paraissaient et disparaissaient les chapeaux bariolés de celles qui aiment la solitude à deux, car j’ai remarqué toujours à côté de ces chapeaux quelques broderies militaires ou quelque affreux chapeau rond. Sur le rocher escarpé où s’élève un pavillon appelé la Harpe éolienne, se montraient ceux qui aiment les points de vue. Ils braquaient leurs télescopes sur l’Elborous; et parmi eux on distinguait deux précepteurs avec leurs élèves, venus aux eaux pour se guérir des écrouelles.

Je me suis arrêté tout essoufflé au haut de la montagne, et, appuyé contre l’angle d’une petite maison, j’admirais les pittoresques environs, lorsque tout à coup, j’ai entendu derrière moi une voix connue:

«Tiens, Petchorin! Depuis longtemps ici?»

Je me suis retourné, c’était Groutchnitski; nous nous sommes embrassés. J’avais fait sa connaissance pendant une de nos expéditions; il avait été blessé par une balle à la jambe et était arrivé aux eaux une semaine avant moi.

Groutchnitski est sous-officier (noble) [14], et n’a qu’un an de service. Il porte avec l’élégance d’un petit maître son grossier vêtement de soldat et est décoré de l’ordre militaire de Saint-Georges. Il est bien fait, brun, et a les cheveux noirs. À première vue, on pourrait lui donner vingt-cinq ans, quoiqu’il en ait vingt et un à peine. Il relève sa tête en arrière avec un air de fierté, et à tout moment, tortille sa moustache de sa main gauche, car, avec la droite, il s’appuie sur sa béquille. Il parle vite et abondamment et est de ces hommes qui ont pour toutes les situations de la vie quelques phrases prêtes à temps; de ces hommes que la beauté simple n’émeut pas et qui se drapent dans des passions extraordinaires et des souffrances exclusives. L’effet est leur grande jouissance; ils s’éprennent des romanesques provinciales jusqu’à la sottise et en vieillissant deviennent de tranquilles propriétaires ou des ivrognes. Dans leur âme, il y a souvent d’excellentes qualités, mais pas la moindre poésie. La passion de Groutchnitski était de déclamer: il vous accablait de ses paroles lorsque la conversation sortait du cercle des connaissances ordinaires. Je n’ai jamais pu discuter avec lui. Ainsi il ne répond pas à vos objections et ne vous écoute pas; seulement si vous vous arrêtez, il commence une longue tirade qui a bien quelque rapport avec ce dont vous causiez, mais qui n’est effectivement que le développement de son propre discours.

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[13] Nom de montagne.

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[14] Cadet, 1er enseigne.

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