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Il est assez spirituel; ses épigrammes sont amusantes; il ne contredit jamais quelqu’un. Il ne connaît ni les hommes ni leurs cordes faibles, car il ne s’est occupé que de lui pendant toute sa vie; son but a toujours été de devenir un héros de roman. Il s’efforce souvent de persuader aux autres qu’il est un être créé pour un autre monde et voué à des souffrances inconnues. Il finit presque par le croire lui-même, et c’est pour cela qu’il porte si fièrement son grossier manteau de soldat. Je l’avais deviné et à cause de cela il ne m’aimait pas, quoique nous eussions extérieurement d’excellents rapports. Groutchnitski passait pour un homme d’une bravoure remarquable. Je l’avais vu à la besogne, agitant son sabre, criant, se jetant en avant les yeux fermés. Mais ce n’est pas là la véritable bravoure russe. Aussi, je ne l’aime point et je sens que quelque jour nous nous rencontrerons dans quelque étroit sentier d’où l’un de nous ne sortira pas.

Son arrivée au Caucase a été la conséquence de son exaltation romanesque. Je suis sûr que la veille de son départ du village paternel, il a dû dire avec tristesse à ses jolies voisines, non pas qu’il entrait tout simplement au service, mais qu’il allait à la mort, parce que… Et alors il a dû se couvrir les yeux avec ses mains, puis ajouter: Mais non, tu ne dois pas, ou vous ne devez pas le savoir; votre âme pure s’effraierait. Mais pourquoi! Du reste que suis-je pour vous? me comprendriez-vous?… etc., etc. Lui-même me raconta que ce qui l’avait décidé à entrer dans le régiment de K… resterait un secret éternel entre le ciel et lui.

En somme dans les moments où Groutchnitski dépouille son tragique manteau, il est assez bien et assez agréable.

Je suis curieux de le voir auprès des femmes. Que d’efforts il doit faire! Nous nous sommes abordés comme deux vieux amis et je me suis mis à le questionner sur sa vie aux eaux et sur les personnes de distinction de séjour ici:

«Nous passons la vie assez prosaïquement, m’a-t-il dit en soupirant; en buvant de l’eau le matin nous sommes fades, comme tous les malades; et, en buvant du vin le soir, nous sommes insupportables, comme les gens bien portant. Il y a bien une société féminine, mais on en tire peu de distraction. Ces dames jouent au whist et parlent le français difficilement et fort mal! Cette année, il n’y a ici de Moscou que la princesse Ligowska et sa fille; je ne les connais pas. Mon manteau de soldat est un signe de ma renonciation au monde, et la considération qu’il me vaut me pèse autant qu’une aumône.»

Au même instant, deux dames sont venues au puits se placer près de nous; l’une âgée, l’autre jeune et bien tournée. Je n’ai pu voir leurs visages, cachés sous leurs chapeaux, mais elles étaient vêtues avec une sévère élégance du meilleur goût; rien d’exagéré. Elles portaient toutes deux des robes gris perle et un léger fichu de soie entourait gracieusement leur cou. Des bottines puce chaussaient leurs pieds jusqu’à la cheville, si finement, qu’en songeant à la beauté qu’elles cachaient mystérieusement, on ne pouvait s’empêcher de pousser un soupir d’admiration. Leur démarche légère, mais de bon ton, avait quelque chose de juvénile qui échappait à la définition, mais que le regard comprenait bien. Lorsqu’elles ont passé près de nous, il s’est exhalé d’elles un parfum inexplicable comme en répandent les lettres d’une femme aimée.

– Voilà la princesse Ligowska, m’a dit Groutchnitski, et avec elle sa fille Méré [15], comme elle l’appelle à la manière anglaise. Elles sont ici depuis trois jours seulement.

– Mais comment sais-tu déjà leur nom?

– Je l’ai entendu par hasard, a-t-il dit en rougissant, et je t’avoue que je ne tiens pas à faire leur connaissance. Cette fière noblesse nous regarde, nous soldats de ligne [16], comme des sauvages! Et pourquoi? Est-ce que l’esprit ne se trouve pas aussi sous une casquette numérotée et n’y a-t-il pas un cœur qui bat sous ce grossier manteau?

– Pauvre manteau! ai-je dit en souriant. Mais quel est ce monsieur qui s’avance vers elles et leur offre si obligeamment un verre?

– Ah! C’est un élégant de Moscou, Raiëvitch, un joueur; cela se voit à la splendide chaîne en or qui pend à son gilet bleu. Quelle énorme canne! C’est à la Robinson Crusoë; sa barbe et ses cheveux sont à la mougik!…

– Tu es donc fâché contre toute la race humaine?

– Et il y a de quoi!

– Ah? vraiment!»

Pendant ce temps ces dames se sont éloignées du puits et sont arrivées à hauteur de nous. Groutchnitski s’est efforcé de prendre une pose dramatique à l’aide de ses béquilles, et m’a dit à haute voix en français:

«Mon cher, je hais les hommes pour ne pas les mépriser, car autrement la vie serait une farce trop dégoûtante.»

La jeune et jolie princesse s’est retournée et a gratifié le prolixe orateur d’un regard curieux; l’expression de ce regard était indéfinissable, mais un peu moqueuse. Au fond de moi-même je l’en ai félicitée de tout cœur.

– Cette princesse Marie, lui ai-je dit, est vraiment très jolie, elle a des yeux si veloutés, mais réellement si veloutés! Je t’engage à en observer l’expression. Les cils du bas et du haut sont si longs, que la lumière du soleil ne doit pas arriver jusqu’à la prunelle. J’aime ces yeux sans éclat; ils sont si tendres quand ils vous regardent. Il me semble du reste qu’elle n’a que cela de joli dans la figure! Mais a-t-elle les dents blanches? Je regrette qu’une de tes phrases pompeuses ne l’ait pas fait sourire.

– Tu parles de jolies femmes comme de chevaux anglais, m’a dit avec indignation Groutchnitski.

– Mon cher? lui ai-je répondu, m’efforçant de copier sa manière, je méprise les femmes pour ne pas les aimer, car autrement la vie serait un mélodrame trop ridicule.»

Je lui ai tourné le dos, et me suis éloigné. Après une demi-heure de promenade dans l’allée plantée de vignes, sous une roche calcaire suspendue au-dessus de rangées d’arbres, la chaleur s’est fait sentir et j’ai songé à regagner ma demeure. Mais auparavant je suis allé vers l’une des sources alcalines et me suis arrêté sous la galerie couverte, afin de respirer à l’ombre. Ce temps d’arrêt m’a donné l’occasion d’observer une scène assez curieuse. Les personnages se trouvaient dans la position que voici: la princesse-mère, avec l’élégant moscovite, était assise dans la galerie couverte et tous deux paraissaient engagés dans une conversation sérieuse. La jeune fille, ayant probablement achevé son dernier verre d’eau, se promenait mélancoliquement autour du puits. Groutchnitski se tenait auprès de ce même puits, et il n’y avait plus personne sur la place.

Je me suis approché et me suis caché à l’angle de la galerie. Au bout d’un moment, Groutchnitski a laissé tomber son verre sur le sable et s’est efforcé de se courber afin de le ramasser; sa jambe malade l’en a empêché; il a essayé encore en s’appuyant sur sa béquille, mais en vain; son visage exprimait en cet instant une souffrance réelle.

La jeune princesse Marie voyait tout cela mieux que moi. Plus rapide qu’un oiseau, elle s’est élancée, s’est baissée, a ramassé le verre et le lui a remis en faisant une légère inclination de corps pleine de grâce séduisante; puis elle a rougi un peu, a regardé du côté de la galerie, et voyant que sa mère n’avait rien vu, a paru se tranquilliser. Lorsque Groutchnitski a ouvert la bouche pour la remercier, elle était déjà loin de lui. Quelques minutes après elle est sortie de la galerie avec sa mère et l’élégant Raiëvitch et est venue passer auprès de Groutchnitski avec un air plein de décence et de retenue, sans se retourner, sans faire attention au regard plein de passion avec lequel il l’a accompagnée longtemps, tandis qu’elle descendait la montagne et glissait sous les tilleuls du boulevard. Puis tout d’un coup son chapeau a disparu au coin d’une rue. Elle a couru vers la porte d’une des jolies maisons de Piatigorsk; derrière elle est entrée la princesse sa mère qui, du seuil de la porte, a pris congé de Raiëvitch.

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[15] Marie en anglais se prononce Méré.

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[16] C'est-à-dire tout ce qui n'est pas de la garde impériale.

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