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XV.

La colère divine a fondu comme la foudre au milieu de cette famille qui ne connaissait point encore le malheur. La pauvre Tamara s’est jetée sur sa couche en sanglotant, ses larmes coulent avec abondance, et son sein gonflé se soulève péniblement!… tout à coup au-dessus d’elle une voix surnaturelle se fait entendre: «Ne pleure pas enfant, ne pleure pas en vain; tes larmes ne peuvent tomber sur ce cadavre muet comme une rosée vivifiante; les larmes ne peuvent que ternir le regard limpide des jeunes filles et creuser leurs joues. Il est bien loin déjà; il ne connaîtra point ta douleur et ne pourra l’apprécier; la lumière céleste réjouit maintenant ses yeux qui n’ont plus rien de ce monde et il n’entend plus que les concerts du paradis. Que sont les rêves insignifiants de la vie, et les gémissements et les larmes d’une pauvre fille, pour un hôte des cieux? Rien. Non! le sort d’une créature mortelle, crois-moi, mon ange terrestre, ne vaut pas un seul instant de ta chère tristesse. À travers les océans éthérés sans gouvernail et sans voiles, les chœurs des astres brillants voguent doucement au milieu des vapeurs; dans les espaces infinis des cieux, les groupes floconneux des nuages impalpables passent sans laisser de trace; l’heure de la séparation, l’heure du retour, n’ont pour eux ni joie ni tristesse; pour eux l’avenir est vide de désirs et le passé sans regret. En ce jour d’affreux malheurs souviens-toi d’eux, bannis toute pensée terrestre, et comme eux, écarte de toi tout souci: dès que la nuit enveloppera de son ombre les sommets du Caucase; dès que sous la puissance d’une voix magique, le monde charmé se taira; dès que la brise du soir agitera sur les rochers l’herbe fanée, que les petits oiseaux cachés sous elle sautilleront plus gaiement dans l’ombre, et que sous les branches de la vigne la fleur des nuits s’épanouira pour boire avidement la rosée céleste; dès que la lune argentée montera lentement derrière la montagne et jettera sur toi ses regards indiscrets, je volerai aussitôt vers toi, je serai ton hôte jusqu’au jour et sur tes paupières aux cils soyeux je ferai éclore des songes d’or.»

XVI.

La voix se tut; et dans le lointain les sons s’éteignirent doucement l’un après l’autre. Tamara se lève en sursaut et regarde autour d’elle. Une agitation indicible fait battre son cœur. C’est de la douleur, de l’effroi, un élan d’enthousiasme; – rien ne peut être comparé à cela. Tous les sentiments fermentent en elle, l’âme a brisé ses liens; le feu court dans ses veines. Cette voix nouvelle et admirable semble encore résonner auprès d’elle. Vers le matin seulement le sommeil désiré vint fermer ses yeux fatigués.

Mais alors son esprit fut agité par un rêve étrange et prophétique: un nouveau venu sombre et silencieux, resplendissant d’une beauté immortelle, se penchait vers son chevet et son regard se fixait sur elle avec un tel amour, une telle tristesse, qu’il semblait avoir pitié d’elle. Ce n’était point un ange des cieux, ni son divin gardien; l’auréole aux rayons lumineux ne se mêlait point aux boucles de sa chevelure; ce n’était point l’esprit méchant de l’enfer ni un martyr du vice. Oh non! Il avait la douce clarté d’un beau soir, qui n’est ni le jour ni la nuit, ni les ténèbres ni la lumière!…

DEUXIÈME PARTIE

I.

«Ô Père! Ô Père! cesse tes reproches; ne gronde pas ta Tamara. Tu vois ses larmes? Hélas! ce ne sont pas les premières! Je ne serai la femme de personne!… Dis à ceux qui demandent ma main, que mon époux repose dans la terre humide et que je ne puis donner mon cœur! Depuis le jour où nous ensevelîmes son cadavre sanglant dans la montagne, un esprit perfide me poursuit avec une vision que je ne puis écarter et au milieu du calme des nuits, des songes tristes et étranges viennent jeter le trouble en moi. Mes pensées et mes paroles s’égarent confusément; une flamme emplit tout mon sang; je me dessèche et me flétris de jour en jour. Ô mon père! Mon âme souffre! Aie pitié de moi! Livre au saint lieu ta fille déraisonnable; là, je serai sous la protection du Sauveur et à ses pieds j’épancherai ma douleur. Ici-bas, il n’y a déjà plus de joie pour moi… Que bientôt à l’ombre paisible des autels, une sombre cellule se referme sur moi, comme une tombe.»

II.

Et sa famille l’a transportée dans un couvent solitaire, où ses jeunes épaules furent recouvertes d’un humble cilice. Mais sous la robe monastique comme sous la soie aux mille couleurs, son cœur luttait avec la vision impie. Au pieds des autels, sous l’éclat des lumières, aux heures du chant solennel, au milieu de la prière, souvent une voix connue venait résonner à son oreille. Sous la voûte obscure du temple une image qu’elle connaissait bien glissait de temps à autre sans bruit et sans laisser de trace. Elle rayonnait doucement comme une étoile à travers la fumée transparente de l’encens, lui faisait signe de la main et l’appelait: Mais où?…

III.

Le pieux couvent était caché entre deux collines et en lieu frais; des platanes d’Orient, des rangées de peupliers l’entouraient de tous côtés, et parfois, quand la nuit descendait dans les défilés de la montagne, la lumière de la lampe de la jeune religieuse, passant à travers les fenêtres de sa cellule, venait se jouer au milieu d’eux. Tout autour, à l’ombre des amandiers, auprès de la sombre rangée de croix qui protègent les tombes muettes, les chœurs des petits oiseaux entonnaient de doux concerts. Des sources à l’onde fraîche couraient en murmurant sur les rochers, puis se réunissaient dans le défilé et roulaient plus loin entre les buissons couverts des fleurs du givre.

IV.

Vers le Nord se dressaient les montagnes. Lorsqu’aux lueurs de l’aurore matinale, une vapeur bleuâtre monte des profondeurs de la vallée; lorsque le muezzin tourné vers l’Orient invite à la prière, et que la voix sonore de la cloche réveille l’habitation; à cette heure calme et recueillie où les jeunes Géorgiennes descendent la montagne escarpée et vont avec leurs longues cruches, puiser de l’eau, les sommets de la chaîne neigeuse se dessinaient dans le ciel pur comme un mur violet tendre et au coucher du soleil semblaient se couvrir d’un vêtement de pourpre. Au milieu d’eux, le Kazbek traversant les nuages, les dépassait de toute la tête, comme le roi puissant du Caucase en turban et en long manteau de soie.

V.

Mais le cœur de Tamara, plein d’une pensée profane, est insensible aux extases pures. Pour elle tout l’univers est couvert d’une teinte sombre, et tout y est pour son âme une cause de souffrance, et la lumière du jour et les ténèbres de la nuit. Aussi, dès que la fraîcheur du soir vient endormir la terre, elle se prosterne devant l’image de son Dieu et fond en larmes. Ses sanglots déchirants au milieu du silence de la nuit troublent l’imagination du voyageur, qui, croyant entendre tes gémissements de quelque esprit de la montagne, enchaîné dans une de ses cavernes, prête à peine l’oreille et hâte sa monture épuisée.

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