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Au matin, le délire disparut. À ce moment elle était étendue immobile, pâle, et si faible que c’était à peine si elle paraissait respirer. Puis il y eut du mieux, et elle se mit à parler; savez-vous de quoi? C’est une pensée qui ne pouvait venir qu’à une mourante: elle se désolait de ne pas avoir été élevée dans la religion chrétienne, parce que, disait-elle, dans l’autre monde, son âme ne se rencontrerait pas avec celle de Grégoire et une autre femme deviendrait sa compagne au paradis. Il me vint à l’idée de la baptiser avant qu’elle ne mourût et je le lui proposai. Elle me regarda avec irrésolution et ne put de longtemps proférer une parole… Elle me répondit enfin qu’elle mourrait dans la croyance où elle était née. C’est ainsi que s’écoula la journée. Comme elle avait changé, en un seul jour! Ses joues pâles s’étaient creusées; ses yeux avaient grandi, grandi; ses lèvres brûlaient; elle ressentait une chaleur intérieure comme si, dans son sein, elle avait eu un fer rouge!

La seconde nuit vint; nous ne fermâmes pas les yeux et ne quittâmes pas son chevet. Elle souffrait horriblement, elle gémissait, et dès que la douleur lui laissait un peu de répit, elle s’efforçait de persuader à Grégoire qu’il devait lui faire plaisir en allant prendre un peu de repos. Elle embrassait ses mains et les touchait sans cesse avec les siennes. Avant le matin, elle ressentit les premières atteintes de la mort, elle s’agita, arracha son bandage et le sang coula de nouveau. Lorsqu’on eut pansé sa plaie, elle se calma un moment, puis demanda Petchorin, afin de l’embrasser encore. Il se mit à genoux à côté du lit, leva la tête de Béla de dessus l’oreiller, et colla sa bouche sur ses lèvres froides; elle entoura fortement son cou de ses bras tremblants, comme si elle voulait lui donner son âme dans un baiser. Oui! elle fit bien de mourir! car que serait-elle devenue si Grégoire l’avait abandonnée? et tôt ou tard, cela serait arrivé!

Pendant la moitié du jour suivant, elle fut calme, silencieuse et docile, quoique le médecin augmentât ses souffrances avec ses cataplasmes et ses pansements.

– Permettez! vous disiez vous-même qu’elle devait certainement mourir; pourquoi alors tous ces remèdes?

– C’était, répondit Maxime, pour tranquilliser notre conscience.

– Elle est jolie la conscience!

Dans l’après-midi, elle commença à éprouver une soif ardente; nous ouvrîmes la fenêtre, mais dehors, il faisait encore plus chaud que dans la chambre. Nous plaçâmes de la glace près du lit: rien ne la soulageait. Je savais que cette soif est intolérable, et qu’elle est le signe précurseur de l’agonie. Je le dis à Petchorin:

«De l’eau! de l’eau!» dit-elle d’une voix étouffée, en se levant sur son séant.

Grégoire devint pâle comme un linge, prit un verre, le remplit, et le lui donna. Je me couvris les yeux avec mes mains, et me mis à réciter une prière, je ne sais plus laquelle, mon Dieu! J’ai vu mourir bien des hommes dans les ambulances ou sur les champs de bataille; mais ce n’était plus cela! ce n’était pas du tout cela!

Je dois vous avouer ce qui m’attriste encore: En face de la mort, elle ne se souvint pas un instant de moi; et moi, il me semble que je l’aimais comme un père!… Mais que Dieu lui pardonne! car en vérité, pourquoi aurais-je voulu qu’elle songeât à moi devant la mort?

Lorsqu’elle eut bu toute cette eau, elle parut soulagée et trois minutes après, elle exhala son dernier soupir!…

Nous plaçâmes un miroir devant ses lèvres, mais pas le moindre souffle ne vint en ternir le poli.

J’éloignai Petchorin de cette chambre, et nous allâmes sur le rempart de la forteresse, où nous nous promenâmes longtemps de long en large, côte à côte, sans dire une parole et nos mains croisées derrière le dos. Son visage n’exprimait rien de particulier, et moi j’étais fort triste; à sa place, je serais mort de douleur! Enfin il s’assit à l’ombre et avec un bâton dessinait sur le sable. Par convenance je cherchai à le consoler et me mis à lui parler. Il leva la tête et se mit à rire. Un froid glaça ma peau à ce rire. Je partis commander le cercueil.

J’avoue que ce fut en partie pour me distraire que je m’occupai de ce soin. J’avais une pièce d’étoffe, j’en garnis la bière et la parai avec les broderies d’argent circassiennes que Petchorin avait achetées pour elle.

Le lendemain, de bon matin, nous l’enterrâmes derrière la forteresse, près du ruisseau et à cette place où elle s’était assise pour la dernière fois. Autour de la tombe, poussent maintenant les blanches fleurs de l’accacia et du sureau. J’avais envie d’y placer une croix, mais je ne le pus, parce qu’elle n’était pas chrétienne.

– Et que devint Petchorin?

– Petchorin fut longtemps malade et maigrit, le malheureux; mais depuis ce jour nous ne parlâmes plus de Béla. Je voyais que cela lui était désagréable. Trois mois après, on lui désigna un régiment et il partit pour la Géorgie. Depuis nous ne nous sommes plus rencontrés. Je me souviens d’avoir entendu dire que peu de temps après il retourna en Russie; mais dans les cadres du corps d’armée il n’en fut plus question. Et puis les nouvelles nous parviennent si tardivement ici.

Là-dessus il entama une longue conversation sur ceci: qu’il est fort désagréable de ne connaître les nouvelles qu’une année plus tard et que cela n’est supportable que parce que ce retard amortit quelquefois de douloureuses émotions.

Je ne l’interrompis point, car je ne l’écoutais plus.

Au bout d’une heure, il nous parut possible de partir. La tempête s’était calmée; le ciel s’éclaircit et nous nous remîmes en route. En chemin je ramenai malgré moi la conversation sur Béla et Petchorin.

– Et vous n’avez pas entendu dire ce qu’est devenu Kazbitch?

– Kazbitch! à la vérité je n’en ai plus entendu parler. J’ai ouï dire que sur notre flanc droit chez les Chapsoug [9] il existe quelque Kazbitch hardi qui, en habit Tartare rouge, va et vient sous nos balles et salue poliment lorsqu’elles sifflent près de lui. Je doute que ce soit le même!

Nous nous séparâmes à Kobi. Je partis en poste. Lui, à cause de sa voiture chargée, ne put me suivre. Nous comptions ne jamais nous revoir, mais cependant nous nous rencontrâmes, et si vous le désirez, je vous raconterai cela. C’est toute une histoire. Avouez seulement que Maxime Maximitch était un homme digne d’estime! Si vous avouez cela, je vous en récompenserai par un récit qui ne sera pas trop long.

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[9] Peuplade du Caucase.

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