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– Ne sont-ce pas les Français qui ont inventé la mode de l’ennui? dit-il.

– Non, ce sont les Anglais.

– Ah! répondit-il, c’est vrai; ils ont toujours été de grands ivrognes!»

Je me souvins involontairement d’une grande dame de Moscou qui assurait que Byron n’était rien de plus qu’un ivrogne. Or, la remarque du capitaine était excusable, car depuis qu’il s’abstenait de boire, il s’efforçait de se persuader que dans le monde tous les malheurs provenaient de l’ivrognerie.

Après cette digression, il continua son récit de la sorte:

«Kazbitch ne reparut plus. Mais je ne sais pourquoi je ne pouvais chasser cette idée de ma tête, qu’il n’était pas venu pour rien et qu’il tramait probablement quelque affreux projet.

Un jour Petchorin me pria de l’accompagner à la chasse au sanglier. Je refusai longtemps; que pouvait avoir de rare pour moi la vue d’un sanglier? Il parvint cependant une fois à m’entraîner avec lui; nous prîmes cinq soldats et partîmes de bon matin. Jusqu’à dix heures nous fouillâmes en tous sens les roseaux et le bois; pas de bêtes! Retournons, lui dis-je, et ne nous entêtons pas; il est évident que nous avons choisi un mauvais jour!

Mais Grégoire, malgré la grande chaleur et la fatigue, ne voulait pas rentrer sans gibier. Ce qu’il désirait il le lui fallait. Il était évident que dans son enfance il avait été gâté par sa mère. Enfin, vers midi, nous découvrîmes un maudit marcassin; paff!… paff!… mais rien de tué; la bête se réfugia dans les roseaux. C’était décidément un mauvais jour! Nous prîmes un peu de repos et nous nous mîmes en route pour regagner la maison, nous allions côte à côte, en silence, laissant tomber nos rênes et nous étions presque arrivés à la forteresse. Quelques arbres seulement nous empêchaient de la voir, lorsque soudain un coup de feu retentit; nous nous regardons l’un et l’autre, un même soupçon nous a traversé l’esprit. Nous galopons rapidement du côté où le coup était parti; nous regardons: sur le rempart une foule de soldats était réunie et indiquait dans la campagne un cavalier qui semblait voler et emportait sur la selle quelque chose de blanc. Petchorin pousse un cri en circassien, enlève l’étui de son fusil et part; je le suis.

Par bonheur, à cause de notre chasse manquée, nos chevaux n’étaient pas fatigués: Ils bondissaient sous la selle et en un instant, nous avions gagné beaucoup de chemin. Je reconnus enfin Kazbitch, mais je ne pouvais distinguer encore ce qu’il emportait devant lui. Et lorsque j’atteignis Petchorin je lui criai: c’est Kazbitch! Il me regarda, hocha la tête et fouetta son cheval.

Nous n’étions déjà plus qu’à une portée de fusil de lui; son cheval était fatigué, en plus mauvais état que les nôtres, et malgré tous ses efforts il n’avançait que péniblement. En ce moment, pensai-je, il doit se souvenir de son Karaguetz.

Je regarde; Petchorin au galop le visait avec son fusil; ne tirez pas! lui criai-je: gardez votre coup; nous l’atteindrons sans cela! Oh! la jeunesse! elle s’échauffe toujours mal à propos! Le coup retentit et la balle cassa la jambe de derrière du cheval; celui-ci fit encore avec peine une dizaine de pas, broncha et s’abattit sur les genoux.

Kazbitch sauta à terre, et nous vîmes qu’il portait dans ses bras, une femme enveloppée d’un grand voile, c’était Béla! pauvre Béla! Il nous cria quelque chose dans sa langue et brandit sur elle son poignard!… Il fallait se hâter! Je tirai à mon tour assez heureusement; sûrement ma balle l’avait atteint à l’épaule, car son bras retomba subitement. Lorsque la fumée fut dissipée, le cheval blessé était étendu à terre, et à côté de l’animal, Béla évanouie! Kazbitch jeta son fusil, puis à travers les arbres, grimpa sur les rochers comme un véritable chat. J’eus envie de tirer sur lui de là, mais mon coup n’était pas prêt. Nous sautâmes à terre et courûmes vers Béla. La malheureuse était étendue immobile et le sang coulait à flots de sa blessure. Ce scélérat aurait pu la frapper au cœur et l’achever ainsi d’un seul coup, mais il l’avait frappée dans le dos. C’était un véritable coup de bandit!

Elle était sans connaissance; nous déchirâmes son voile et pansâmes sa blessure en rapprochant les bords de notre mieux. Vainement Petchorin couvrait de baisers ses lèvres froides; rien ne put la faire revenir à elle.

Petchorin monta à cheval; je la pris à terre et la plaçai devant lui sur sa selle; il l’entoura de ses bras et nous revînmes sur nos pas. Après quelques moments de silence, Petchorin me dit: Maxime! ne la rappelons-nous pas à la vie? certainement que si! lui répondis-je, et nous laissâmes aller nos chevaux à toute bride. Aux portes de la forteresse une grande foule nous attendait. Nous portâmes prudemment la blessée chez Petchorin et fîmes appeler le médecin. Il était presque ivre, mais il vint cependant, regarda la blessure et déclara que Béla ne vivrait pas plus d’un jour. Il se trompait:

– Elle revint donc à la santé? dis-je au capitaine, en lui prenant la main et presque joyeux malgré moi.

– Non! répondit-il: le médecin s’était trompé en ceci qu’elle vécut encore deux jours.

– Mais expliquez-moi de quelle manière Kazbitch avait pu l’enlever?

– Voici: malgré la défense de Petchorin, Béla était allée de la forteresse à la rivière; il faisait très chaud, comme vous savez, et elle s’était assise sur une pierre et lavait ses pieds dans l’eau. Kazbitch s’approcha d’elle furtivement, lui ferma soudain la bouche, la tira dans les arbres, l’enleva sur son cheval et s’enfuit. Elle, cependant, s’efforçait de crier; les sentinelles donnèrent l’alarme et nous arrivâmes à propos.

– Mais pourquoi Kazbitch voulait-il l’enlever?

– Vous savez que les Circassiens sont réputés pour un peuple de voleurs. Il suffit que quelque chose soit mal gardé pour qu’ils l’enlèvent, et quoiqu’un objet leur soit inutile ils le dérobent tout de même, et il faut en cela être indulgent pour eux. Mais cette fois il y avait en plus, que Béla plaisait beaucoup à Kazbitch.

– Et Béla mourut?

– Oui, elle mourut; mais elle souffrit beaucoup et nous épuisâmes en vain tous nos soins. Vers les dix heures du soir elle revint à elle; nous nous assîmes sur son lit. Dès qu’elle rouvrit les yeux, elle appela Petchorin:

– Je suis là près de toi, djanetzka! (ce qui signifie ma chère âme,) dit-il, en la prenant dans ses bras.

– Je mourrai! dit-elle.

Nous nous efforcions de la consoler en lui disant que le médecin avait promis de la sauver sûrement.

Elle agita sa tête mignonne et se tourna vers le mur. Elle ne voulait pas mourir. Pendant la nuit, elle eût le délire: sa tête brûlait; sur tout son corps courait parfois un tremblement fiévreux. Elle débitait des paroles incohérentes sur son père et son frère; elle soupirait après sa montagne, après sa maison. Puis elle parla aussi de Petchorin; elle lui donnait les noms les plus tendres ou bien lui reprochait d’avoir cessé d’aimer sa Djanetzka.

Lui l’écoutait en silence, la tête appuyée dans ses mains. Mais pendant tout ce temps je ne vis pas une seule larme couler de ses paupières. Était-ce qu’il ne pouvait pleurer? ou se retenait-il? Je ne le sais. Pour moi je n’ai jamais rien vu de plus digne de pitié que cette scène.

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