Sa voix perça à travers le braillement des soldats, car elle était méprisante et très sûre d'elle. Plus tard, tu parlerais d'extraterrestre. Ma première impression fut exactement celle-là: un cosmonaute capturé par les habitants d'une planète. C'était un G.I. qui, escorté par les Africains, pénétrait dans la salle du restaurant. Son équipement dépassait même ce qu'on voyait dans les films sur les guerres intergalactiques. Un casque avec un micro incorporé et une visière transparente, un gilet pare-éclats, un ceinturon qui ressemblait à une ceinture de chasteté car il descendait, en avant, pour protéger les parties génitales, d'épaisses jambières capitonnées qui recouvraient les genoux, des gants avec les doigts annelés, mais surtout un nombre infini de petits ballons, capsules, flacons accrochés à son brêlage ou enfoncés dans les innombrables poches de sa veste. Il y avait sans doute tous les antidotes et tous les sérums possibles, toutes les torches, toutes les pompes filtrantes… Il s'élevait à une tête au-dessus des autochtones qui respectueusement l'entouraient et le regardaient parler. Devant notre perplexité, ils se mirent à crier tous ensemble pour nous extorquer la réponse. Cette fois, c'est leur vacarme qui nous empêcha de comprendre. Je m'entendis m'exclamer alors, encore étranger à moi-même:
«Mais faites d'abord taire vos gardes du corps! »
Je te vis sourire, me rendis compte de la comique absurdité de l'expression, ris aussi. Ce bodyguards m'avait échappé.
Plus tard, il nous arrivait souvent d'imaginer cette nouveauté militaire: l'intrépide guerrier américain flanqué d'une dizaine de gardes du corps, nouvelle méthode pour faire la guerre. C'est vrai qu'ils étaient terrorisés à l'idée d'avoir des cercueils à envoyer en Amérique, surtout au moment de leurs élections présidentielles.
Ces longs souterrains de notre passé débouchaient souvent sur la souriante banalité du présent et, ce jour-là, sur cette salle de réception, sur cette femme qui ne parvenait pas à décoller un minuscule gâteau, ce petit-four surmonté d'une gouttelette de crème, dans un plateau que lui tendait le serveur. Tout en torturant le gâteau collé aux autres, elle continuait à me parler et sa voix déjà nivelée par l'insignifiance de l'échange mondain devenait parfaitement machinale: «C'était très émouvant… Et surtout tellement bien documenté… Toutes ces séquences d'archives… «J'émergeai du passé non pas grâce à ces paroles, mais à cause du verre qui, dans sa main gauche, s'inclinait et risquait de déverser son contenu. Je retins sa main. Elle me sourit, en réussissant enfin à détacher le gâteau. «Et puis, il y a un véritable message dans ce qu'il dit… C'est très, très fort!» Sa bouche s'arrondissait sur les mots, sa langue surgissait délicatement, enlevait une miette de gâteau. Je finis par me rendre compte que j'étais là, dans cette salle, à côté de cette femme qui louait un film qu'on venait de projeter en avant-première. Dans le souterrain de mes souvenirs, je voyais encore ce soldat qui venait de tomber et que nous étions en train de recouvrir d'une nappe, je sentais encore l'odeur de cette ville africaine en feu, et plus au fond des galeries, dans les années plus lointaines, se dessinaient d'autres villes, d'autres visages figés par la mort… La femme semblait attendre ma réponse. J'approuvai son avis, répétant, en écho, ses dernières paroles. Il fallait revenir dans le présent.
Pour reprendre pied dans ce présent parisien, il suffisait d'identifier, sous leur nouveau déguisement, les vieilles connaissances. Cette femme blonde qui me parlait du film était toujours la même blonde, je l'avais rencontrée cent fois dans ces assemblées où j'espérais retrouver tes traces. Depuis la dernière rencontre, elle avait juste rajeuni d'une dizaine d'années, changé la couleur de ses yeux et l'ovale de son visage, rallongé son nez, changé de nom et de métier. C'était une autre personne, bien sûr, mais toujours parfaitement moulée dans ce type féminin doré, souriant et d'un vide presque agréable. Un peu plus loin, dans une courtoise bousculade autour des tables, j'aperçus l'ancien ambassadeur, cet homme massif et grisonnant qui, cette fois, était ancien ministre, exhibait moins de cheveux et avait adopté une voix plus nasale mais toujours ironique. En maniant très adroitement une pince, il servait sa femme qui approchait son assiette. Et il plaisantait, et les personnes qui l'entouraient souriaient tout en s'évertuant à glisser leurs fourchettes à travers le chassé-croisé des bras et à obtenir leur tranche de gâteau ou leur portion de salade.
Je retrouvai aussi le jeune homme de cinquante ans, l'intellectuel qui connaissait la vérité. Il était à présent plus âgé qu'il y a deux semaines et avait choisi au lieu des boucles noires de la dernière fois cette coiffure lisse, cendrée, mais ce qu'il disait aurait pu être dit, mot pour mot, par son double qui avait parlé du «pays fantôme». Il avait déjà rempli son assiette et conversait maintenant avec un homme très corpulent, portant une natte et vêtu de noir, l'auteur du film qu'on venait de projeter. Assis dans un petit cercle d'invités, ils formaient, involontairement, un couple de variétés, le maigre et le gros, et leurs propos correspondaient à cette différence physique: le maigre, l'intellectuel, modulait et développait les propos savamment frustes, «venant des tripes», du gros. Et le gros, l'artiste, commençait ses phrases par un «moi, l'histoire officielle, je m'en fous» et il se mettait à expliquer que «les archives, il faut les bouffer crues». C'est la parole d'une femme qui m'attira vers leur cercle. Grande, osseuse, au profil masculin (je me souvins de la journaliste littéraire qui avait joué ce type parisien, la dernière fois), elle était, ce soir-là, fonctionnaire de la Culture. «Vous devriez montrer votre film à Moscou, il faut qu'ils sachent aussi cette réalité…», dit-elle au cinéaste avec l'autorité de celui qui subventionne.
À Moscou… Je m'étais habitué à intercepter ces rappels russes. Mais plus décisive encore que ce réflexe fut l'envie de voir le visage de celui qui avait pu faire ce film. De ma place, je ne voyais que son dos très large et la natte qui descendait sur sa chemise de soie noire Je m'approchai d'eux.
… Le film s'appelait Le prix du retard. En noir et blanc car il s'agissait surtout d'archives de la Seconde Guerre mondiale. Durant les premières minutes, on voyait des soldats soviétiques qui mangeaient, allaient et venaient, riaient, restaient assis en fumant, dansaient au son d'un bandonéon, s'ébrouaient dans une rivière. Puis Staline surgissait, tirant sur sa pipe, l'air à la fois souriant et retors, et la voix off, sur un ton de verdict, annonçait que cet homme était coupable de… (la voix faisait ici une pause)… de lenteur. L'avancée de ses armées était beaucoup moins rapide qu'elle aurait pu et aurait dû être. Résultat: des milliers et des milliers de morts dans les camps, qui auraient pu être libérés plus tôt par cette armée à l'allure de tortue. Les archives enchaînaient sur les amas de corps, les lignes de barbelés, les bâtisses trapues dont les cheminées crachaient leur fumée noire. Et sans transition, on voyait de nouveau des soldats aux larges visages rieurs, un gros plan sur un fumeur qui exhalait de jolis cercles blancs dans l'air, l'autre soldat qui, la chapka rabattue sur les yeux, dormait sous un arbre. Et quelques images plus loin, on revoyait des squelettes vivants dans leurs pyjamas à rayures, des yeux dilatés de souffrance, des corps nus, décharnés et qui ne ressemblaient plus aux humains. La voix off se mettait à additionner les chiffres: le retard accumulé par ces soldats oisifs, le nombre des victimes qui auraient pu être sauvées… Il y avait dans ce film quelques trouvailles techniques. À un moment, l'écran s'était divisé en deux. Dans la moitié droite, la séquence défilait au ralenti, en fixant les soldats qui se déplaçaient d'un pas somnambulique. Et la moitié gauche, à une cadence accélérée, montrait les cadavres à rayures dont on remplissait rapidement un charnier. Dans la séquence finale, ces deux réalités juxtaposées pâlissaient et l'on voyait, par transparence, les blindés et les soldats américains qui s'engouffraient, en libérateurs, dans le portail d'un camp…
Je n'aurais pas dû intervenir. D'autant que je savais à quel point c'était inutile. Ou bien au moins aurais-je dû le faire autrement. Je parlai de ce front étendu à des milliers de kilomètres entre la Baltique et la mer Noire, de ces offensives en marche forcée que Staline lançait pour sauver les troupes américaines battues dans les Ardennes, du nombre bêtement arithmétique des soldats qui devaient mourir par milliers chaque jour, pour déplacer la ligne de ce front de quelques kilomètres vers l'ouest…
Le gros cinéaste profondément enfoncé dans son fauteuil croisa à ce moment-là les jambes et renversa le verre que sa voisine avait posé par terre. Il éclata de rire en s'excusant, la voisine lui tendit une serviette en papier dont il tapota le bas de son pantalon éclaboussé, tout le monde bougea comme libéré par cet intermède. Et c'est déjà sur un ton de querelle mondaine qu'il me lança, bourru et moqueur:
«Non mais, toute cette histoire officielle, Staline, Joukov et autre blabla, je m'en fous. Moi, j'ouvre une archive comme une boîte de conserve, je la bouffe et je la crache telle quelle sur l'écran…»
Il dut se rendre compte qu'après l'avoir «bouffée», il ne pouvait pas la recracher telle quelle, et se hâta de corriger l'image par une intonation plus agressive:
«Vous n'allez quand même pas nous répéter tous ces vieux trucs sur les vingt millions de Russes tués à la guerre!»
L'intellectuel à la coiffure cendrée modula:
«Le grand atout de la propagande nationaliste.»
La conversation devint générale:
«Le pacte germano-soviétique (intervint l'ancien ministre).
– Sans les Américains, Staline aurait envahi toute l'Europe (la femme, jeune encore, qui parlait comme on récite une leçon).
– Vous savez, dans ces vingt millions, il y avait sans doute tous ceux qui mouraient de vieillesse. En quatre ans ça fait du monde! (l'ancien ministre).
– Les massacres de Katyn… (la fonctionnaire de la Culture).
– Le devoir de mémoire… (l'intellectuel).
– La repentance… (l'homme qui, il y a quelques minutes, avait légèrement heurté une femme devant la table des salades et avait fait une grimace navrée: exactement la même qu'en parlant à présent de repentance).