Nos pensées, nos paroles étaient d'une clarté dure et définitive durant ces journées de réclusion dans notre refuge perché. Peut-être parce que nous voyions la bataille de très haut, comme sur une maquette, et constations que finalement il suffisait de monter une dizaine d'étages pour que la folie de l'homme apparaisse nue. Ou bien parce que trop claire et sans appel était notre propre situation: en suivant le départ des «voyeurs», nous n'espérions plus, comme autrefois, qu'un lourd hélicoptère de combat se poserait – s'imposerait – à côté des maisons en feu pour emporter les débris des troupes qui s'obstinaient à servir l'empire. Les dernières nouvelles, confuses et invraisemblables, qui nous étaient parvenues de Moscou, parlaient des fusillades dans les rues, du pilonnage des bâtiments civils. Une confusion qui disait très clairement la fin.
Mais surtout cette guerre paraissait transparente. Malgré la fumée des incendies, malgré la densité du sang versé, malgré l'écheveau de commentaires dont on l'enveloppait dans les journaux. Sa logique était toute simple. Le changement de l'équipe dirigeante décidé, par les Américains, à dix mille kilomètres de cette ville. Le baril de pétrole à moitié prix les récompenserait. La nouvelle équipe le vendrait pour payer les armes déjà livrées et qu'il faudrait régulièrement renouveler en suivant les conseils des décideurs. Et pour bien choisir, les conseillers feraient la projection des vidéos tournées par «les voyeurs» et qui montreraient ces armes dans des combats tout à fait réels…
Tu te mis à me parler de cette transparence quelques minutes après la mort d'un soldat. Nous l'avions entendu monter l'escalier en courant, en tirant sur ceux qui le poursuivaient. La porte du restaurant n'était pas barricadée – nous savions que cela aurait mis en colère les assaillants et nous aurait privés d'une maigre chance de survie. Il y avait eu le crépitement de quelques rafales multiplié par l'écho des étages, puis cette explosion. Il était impossible de savoir si la grenade était lancée par le fugitif ou par ses poursuivants. En tout cas, ils n'avaient pas grimpé plus haut et le soldat était mort sur le palier du restaurant. Je ne me rappelle plus pour quel camp il combattait. J'étais simplement frappé par sa jeunesse.
Nous avions recouvert son corps d'une nappe et c'est à ce moment-là que tu parlas des gens qui dans leurs bureaux new-yorkais ou londoniens habillaient ces guerres d'enveloppes de reportages, d'articles, d'émissions, d'enquêtes. On faisait semblant d'oublier le prix du baril, on parlait des haines ancestrales, des catastrophes humanitaires, du processus démocratique entravé.
«Tu vas voir, ils vont encore expliquer ce car-page par la rivalité entre Bantous et Nilotiques, disais-tu avec cette pointe d'aigreur que je ne te connaissais pas.
– Mais je pensais qu'ils étaient tous bantous dans cette région…
– Quelque anthropologue de service va trouver autant d'ethnies qu'il le faut et on leur apprendra qu'elles se sont toujours détestées et qu'elles n'ont qu'à s'entre-tuer… Ou bien on rappellera que le président indésirable avait, il y a vingt ans, rendu visite à Kadhafi ou à Fidel. Et sur tous les écrans de la planète, sur toutes les radios, on le traitera de terroriste sanguinaire. Et la boîte qui organisera tout ce tapage va être payée grâce au baril moins cher. Comment il disait déjà, le vieux Marx? "Promets au capitaliste trois cents pour cent de gain, aucun crime ne l'arrêtera." Toujours actuel…»
Nous nous taisions en regardant la maquette de la ville qui, dans le crépuscule, ressemblait aux feux d'un campement nomade. Les deux armées, retranchées dans leurs positions, attendaient le matin. Au loin, au-dessus du contingent américain, on voyait les faisceaux de lumière que dardaient vers le sol les hélicoptères déjà engloutis par l'obscurité… Je crus deviner tes pensées et pour t'en distraire, je me mis à te raconter ma rencontre, à Milan, avec l'un de ces habilleurs de l'actualité. La langue déliée par la boisson, il prétendait que sa firme était capable de créer un personnage politique, de l'imposer, de le faire acclamer et, seulement quatre-vingt-seize heures après, de le démolir, de présenter son exact négatif sans que l'opinion se rende compte d'être manipulée. «Oui, quatre-vingt-seize heures, quatre jours, se vantait-il, une seule condition: il faut que ça tombe sur un week-end, l'esprit critique baisse et puis toute coupure de rythme permet plus facilement de remodeler la mémoire collective. Quant aux vacances, je ne vous dis pas, on a le temps d'habituer l'opinion à l'idée que Saddam sera le futur président des États-Unis…»
Au lieu de sourire, je vis ton visage se crisper, tu fermas les yeux et secouas légèrement la tête comme pour comprimer une douleur subite. Tu étais déjà très loin de cette ville, de cette guerre si vraie et si truquée. Tu étais dans un passé dont je ne savais pas si la douleur provenait d'un excès de mal ou d'une joie trop grande. Je t'attirai vers moi et c'est à ce moment, comme par une dérision idiote et agressive, que la lumière revint. Je me précipitai vers les interrupteurs – sur les vitres sans rideaux, nos silhouettes auraient été visibles dans toute la ville. Mais le magnétophone, caché au fond du bar, resta branché et dans l'obscurité nous écoutions les flux et reflux d'un saxophone dont la mélodie n'avait, elle, rien d'agressif. C'était un souffle de notes fatiguées et qui glissait parfois, comme sur une lame de rasoir, au bord d'une chute, d'un cri, d'un sanglot, puis revenait vers une respiration rythmique et profonde en brossant, dans le noir, la fin d'une longue course, la fin d'une lutte, la fatigue d'un homme le soir d'une bataille perdue… La mélodie se brisa mais dans le noir, nous continuâmes, un temps, d'entendre sa cadence silencieuse.
La nuit, je te parlai de ma dernière rencontre avec Sacha, de sa solitude au milieu d'une steppe infinie, de cet instant où son récit avait pris fin en me laissant devant une mère et un père penchés sur leur enfant, dans une nuit du Caucase.
Peu avant le lever du soleil, un obus percuta le mur de l'hôtel, dans le bar une rangée de verres glissèrent, un à un, et se brisèrent sur le comptoir. Les rafales pénétraient déjà dans le hall du rez-de-chaussée, montaient vers les étages. Je cassai une vitre dans la cuisine, puis une autre sur le palier, en espérant trouver un escalier d'incendie. Mais il n'y eut que ce vieux nid sec qui se détacha d'une corniche et tomba dans le va-et-vient des soldats qui tiraient. Nous savions d'expérience que les cordes, tuyaux de descente, escaliers qui mènent sur les toits et autres installations de salut n'existaient que dans les films d'aventures. La fumée acide s'enroulait autour de la rampe, remplissait peu à peu la salle du restaurant.
Le temps vibra en suivant le regain des attaques, le fracas des explosions et les brèves accalmies dont le silence assourdissait. Le regard s'arrêtait sur une table, les couverts, le petit bouquet de fleurs en tissu, le soleil et la mer derrière la vitre – le calme du petit déjeuner dans un hôtel, et pour une seconde, on avait peine à imaginer que quelques étages en dessous un soldat aux jambes criblées de balles rampait à travers le couloir pour se cacher dans une chambre. Durant l'une de ces pauses, nous essayâmes de sortir par le jardin suspendu et, déjà près de l'escalier en colimaçon, tombâmes sur un tir. C'étaient les derniers combattants de l'ancien régime. Ils avaient cru à une attaque qui venait des étages supérieurs. Nous rebroussâmes chemin dans l'escalier tout sonore de coups de feu, j'eus un sourcil incisé par un ricochet, tu te retournas en courant, vis mon front en sang, j'eus le temps d'intercepter ton regard, de le calmer d'un clin d'œil. Les balles tirées sur nous réveillèrent une nouvelle fusillade. Les assaillants finirent par encercler le bâtiment.
Durant toute la journée, dans l'agitation des brusques mouvements de survie, nos yeux se heurtaient dans un regard rapide, sans mots, saisissant en un éclair tout ce qu'était notre vie et tout ce qui nous attendait. Ce regard rencontré comprenait jusqu'au bout. Mais parvenue à la pensée, au chuchotement intérieur des mots, cette compréhension devenait invraisemblable: «Cette femme qui m'est si proche va tomber, mourir, dans une heure, dans deux heures…»
On se battait déjà dans l'escalier, derrière la porte du restaurant. Dans les cris se faisait entendre l'acharnement hystérique de ceux qui sont sûrs d'avoir gagné. Les rafales étaient plus courtes, celles qui achèvent. On ne luttait plus, on traquait, on débusquait, on achevait. La fumée sentait maintenant la vapeur d'eau déversée sur les flammes. Derrière la vitre, la nuit tombait en incitant les soldats à en découdre au plus vite, avant l'obscurité.
Pour quelques instants, notre fatigue, notre absence nous rendirent invisibles. Les soldats s'engouffrèrent dans la salle, en mitraillant les recoins où stagnaient l'ombre et la fumée, transformant la cuisine en une longue cascade de débris de verre. Nous restions pourtant devant eux, près de la fenêtre brisée, là où l'on pouvait respirer. Debout, l'un contre l'autre. Tout s'était réduit pour nous à cette étreinte, à quelques mots devinés à travers la fusillade, dans le mouvement des lèvres…
Une seconde après, ils découvrirent notre présence. Le canon d'une mitraillette se mit à me pousser dans le dos, une crosse nous frappa aux épaules, comme pour nous séparer. Puis ils reculèrent, en marquant la distance nécessaire à l'exécution et qui leur évitait de se faire asperger de sang… Après trois jours de siège et des nuits sans sommeil, le monde au-delà de nos corps était flou, invertébré. La pensée s'enlisait en essayant de saisir dans cette mollesse la dureté de la mort et, sans s'effrayer, retombait dans la somnolence. L'unique éclat de lucidité fut le bras de ce soldat que je vis de biais en décollant un instant mon visage du tien: il portait un fin bracelet de cuir au poignet. «Celui-ci ne tirera pas, pensai-je avec une assurance irraisonnée, non, il ne tirera pas sur nous.»
Comme nous, ils remarquèrent ce glissement sous leurs pieds. Depuis un certain temps déjà, le courant était revenu et le restaurant tournait. Sa baie vitrée encadra l'incendie dans le port, et un moment plus tard, le minaret et les toits de la vieille ville. Le magnétophone reprenait la même coulée de notes fatiguées. Son souffle rythmé nous isola davantage. Nous étions seuls et restions, encore pour quelque temps, dans cette vie, mais déjà comme à l'écart de nos deux corps enlacés que les soldats rudoyaient en hurlant. Ils avaient besoin de deux condamnés ordinaires, de deux corps dressés le visage contre le mur. Notre étreinte les gênait. Nous étions pour eux un couple de danseurs sur un minuscule îlot tracé par la lumière couleur de thé, par la table avec un bouquet de fleurs en tissu, par le souffle du saxophoniste… L'ondulation cuivrée de la musique se cabra soudain dans un envol vertigineux, en devenant à la fois rire, cri, sanglot, et celui qui l'aurait suivie dans sa folie n'aurait pu que tomber mort de cet à-pic vibrant. Le bruit d'un chargeur enclenché claqua. Tu levas les yeux vers moi, des yeux très calmes et me dis: «À demain.»