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Dès qu'il restait plusieurs semaines à un endroit, il commençait à oublier. L'oubli, en cet après-guerre, était plus que jamais le secret du bonheur. Ceux qui n'avaient pas voulu oublier buvaient, se donnaient la mort ou tournaient en rond, comme lui, dans un semblant de retour qui n'en finissait pas.

Un jour, ce bonheur le happa. La femme ressemblait à la cueilleuse de framboises et même était encore plus proche de ce que l'homme affamé de chair attend: cette plénitude pesante du corps qui donne aux seins, à la croupe, au ventre une vie indépendante. En revenant après un jour ou deux d'absence (avec une équipe, il installait les fils électriques le long des routes), il se noyait dans ce corps, dans la vapeur doucereuse des pommes de terre cuites, et se réjouissait qu'on pût vivre sans autre chose que la chair lourde de ces seins et l'odeur tassée de cette isba à la bordure d'un chef-lieu.

Deux fois seulement, il douta de ce bonheur. Un soir, il observait sa compagne qui touillait le contenu d'une large poêle d'où montait le graillon bleuâtre des lardons. «Elle le touille comme pour les cochons», pensa-t-il sans méchanceté, tout engourdi par la journée de travail sous la pluie et par le bonheur. «Mais on peut très bien devenir un cochon si ça continue», se dit-il, en sentant une faible pulsation d'éveil, un afflux de souvenirs. Et il se hâta de replonger dans l'agréable torpeur du soir.

La seconde fois (à cause des froids, leur équipe rentra plus tôt que prévu, il enleva ses bottes trop embourbées dans l'entrée et monta sans bruit), ce bonheur faillit faire de lui un tueur. La porte de la chambre était entrouverte et déjà de la cuisine, il vit sa compagne, nue, et, collé à elle, un homme très maigre qui semblait, en soufflant, vouloir la pousser hors du lit. La hache qu'il chercha dans l'entrée ne tomba pas sous son regard. Ces quelques secondes de recherche le calmèrent. «Aller en taule à cause de cette tranche de lard et de ce ver au cul ridé? Pas fou…» Il chaussa ses bottes et se dépêcha de sortir en comprenant que pour tuer il aurait suffi de voir le visage de la femme, d'entendre sa voix. Il passa la nuit chez un ami et ne dormit pas, tantôt presque indifférent, tantôt inventant une vengeance. Dans un moment de lassitude, il crut comprendre quel genre de femme était celle dont il avait partagé la vie pendant une année. Il n'y avait jamais pensé auparavant. La guerre était le temps des femmes sans hommes et des hommes sans femmes, mais aussi celui des femmes qui, plutôt par le hasard d'une ville proche du front que par impudeur, avaient aimé sans compter, habituées à ces hommes qui repartaient à la guerre et que la mort rendait irrémédiablement fidèles à leur maîtresse d'une nuit. La femme que Pavel avait rencontrée était cette maîtresse. «Sale pute!» chuchota-t-il dans l'obscurité de la cuisine où son ami lui avait fait un lit, mais ce juron voulait en réalité faire taire un obscur pardon. Sa concubine lui rappelait, par son infidélité même, le temps de guerre. Elle vivait encore dans ce temps. «Comme moi», pensa-t-il.

Au matin, le désir de vengeance l'emporta. Il revint dans l'isba qu'il trouva déjà vide. La femme était partie travailler, en lui laissant une casserole de pommes de terre. Il retira les cartouches de son parabellum, résolu à les mettre dans le fourneau, et imaginant avec une mauvaise joie le feu d'artifice, le soir. Puis se ravisa, alla dans la chambre, tira son couteau. Il perça l'édredon sans entrain, comme par acquit de conscience, et s'arrêta. Quelques plumes voletèrent autour du lit. La chambre lui paraissait déjà méconnaissable, comme s'il n'y avait jamais vécu. Il caressa les zébrures sur le manche du couteau, puis rassembla quelques objets qui lui appartenaient et s'en alla. Dans l'entrée, il remarqua la hache, rangée dans un coin, derrière la porte.

De nouveau, durant plusieurs mois, il ne vécut nulle part, jouant au retour du soldat, rusant avec la vie neuve des autres pour rester avec ceux qui n'étaient plus. C'est en pensant à eux qu'un jour il se souvint de l'amie de sa mère, de cette étrangère si russe qui venait souvent les voir à Dolchanka, de Sacha. Il la retrouva dans sa petite ville, à côté de Stalingrad, se laissa convaincre, resta chez elle et commença à travailler dans un dépôt de chemins de fer.

Le troisième anniversaire de la victoire approchait, la ville se couvrait de panneaux rouge et or, avec des slogans triomphants, avec les figures radieuses des soldats-héros. Pavel avait l'étrange impression que les gens autour de lui parlaient d'une autre guerre et que de plus en plus ils croyaient à cette guerre qu'on inventait pour eux dans les journaux, sur les panneaux, à la radio. Il parla de la sienne, des disciplinaires, des assauts à main nue. Le chef d'atelier le rabroua, ils s'empoignèrent. Pavel lâcha prise en voyant sur le bras du chef une longue balafre grossièrement suturée comme on le faisait en première ligne. Quand la dispute se calma et qu'ils restèrent seuls, l'homme l'emmena dehors, derrière un amas de vieilles traverses, et l'avertit: «Tout ce que tu dis est vrai, mais si demain on t'embarque pour ta vérité, sache que je n'y suis pour rien. Des mouchards, il y en a dans l'atelier…» Pavel en parla à Sacha. Elle lui donna du pain, tout l'argent qu'elle avait à la maison et lui conseilla de passer la nuit chez une vieille amie qui vivait à Stalingrad. Elle avait raison. On vint le chercher à trois heures du matin.

Il n'avait plus besoin de trouver des prétextes à ses errements. Il fallait tout simplement s'éloigner de plus en plus de Stalingrad, se rendre invisible, se fondre dans cette vie neuve qu'il avait jusque-là fuie. Il quitta la région de la Volga en se dirigeant vers l'ouest puis, d'un hasard à l'autre, se mit à descendre vers le sud, en pensant à la mer, aux ports, au grouillement méridional dans lequel sa mine douteuse de soldat vagabond s'effacerait. Les gares et les trains étaient depuis longtemps devenus son vrai domicile. Les semaines passées dans le dépôt lui avaient donné une assurance de professionnel. Plus d'une fois, il repéra la présence d'une patrouille militaire. Il se changeait, mettait son bleu de travail et se faisait passer pour un cheminot. Puis redevenait soldat: les machinistes refusaient rarement d'aider un «défenseur de la patrie».

Ce jour-là, Pavel portait son uniforme. Le train qu'il avait repéré dès le matin était déjà déchargé et devait partir d'une minute à l'autre. Sa destination lui convenait. Il restait à négocier avec le machiniste ou bien, en cas de refus, à sauter dans un wagon après le départ. C'est en faisant son guet entre deux baraquements d'entrepôt qu'il entendit leurs voix: deux voix d'hommes qui se secondaient avec une hilarité menaçante et celle d'une femme dont il perçut tout de suite le fort accent d'Orient. Curieux, il contourna l'angle et les vit. Les hommes (l'un d'eux s'appuyait sur un balai, l'autre allumait puis éteignait sa lampe, par jeu, car il faisait encore clair) empêchaient la femme de s'en aller, lui bloquant la route, la poussant contre le mur de l'entrepôt. Ils le faisaient sans violence, mais avec cette autorité des mouvements qu'a un chat qui joue avec un oiseau déjà brisé.

«Non, ma belle, tu nous dis d'abord où tu vas et avec quel train, puis tu nous dis ton nom…, répétait le balayeur en avançant une épaule pour retenir la jeune femme.

– … et on voudrait aussi voir un peu tes papiers», enchaînait le cheminot et il dirigeait sa lampe vers le visage de la femme.

Elle fit un pas plus énergique pour se libérer, dans sa voix une corde fatiguée se rompit: «Lâchez-moi!» L'homme à la lampe lui appliqua la main sur la poitrine comme pour repousser une attaque: «Mais sois gentille avec nous, on ne te demande que ça… Sinon la milice va s'intéresser à ta personne. »

La femme, hébétée, les yeux mi-clos comme pour ne pas voir ce qui lui arrivait, ne parvenait plus à rejeter ces quatre mains qui tiraient sur sa robe, lui enserraient la taille, la poussaient vers la porte bâillante de l'entrepôt.

Pavel se porta vers eux d'un bond en essayant de devancer les avertissements de prudence qui résonnèrent dans sa tête. Ce n'est pas le désir de porter secours qui le décida, mais une vision irréfléchie: ce contraste trop rude entre la beauté de la femme, la fragilité ciselée de son visage et la bouillie des mots, des physionomies, des gestes qui l'empoissait.

Son apparition soudaine, son uniforme en imposèrent et même firent peur. En entendant sa voix rauque, le cheminot se retourna, s'écarta de la jeune femme, s'inclina pour reprendre sa lampe posée par terre. Il bégaya:

«Non, tu vois, sergent, c'est que… non, c'est une voleuse… Quand on l'a vue, elle était en train de chaparder dans les entrepôts… »

Il se mit à se justifier en prenant à témoin le balayeur, mais peu à peu, sa peur maîtrisée, il se rendit compte que le sergent avait un air bizarre: les joues couvertes d'une barbe de quatre jours, une vareuse grossièrement raccommodée, çà et là, et sans col, ces bottes aux tiges écrasées et bouffies par l'usure. Il changea de ton, ulcéré par son erreur.

«Mais toi-même, qu'est-ce que tu viens faire ici? Tu ne voulais pas par hasard visiter les entrepôts? Elle était donc avec toi, cette voleuse? Deux copains, deux coquins!»

Pavel, sentant le danger, voulut couper:

«Tu la fermes, d'accord? Lâche la femme et va serrer les freins! Et pas de sifflet…»

Mais l'autre, détectant de mieux en mieux la faiblesse de ce soldat qui lui avait fait tellement peur, s'emporta:

«Quoi? Les freins? Mais qui es-tu, toi? Attends un peu, on va voir quel régiment tu as déserté! Tiens-le, Vassilitch! J'appelle la patrouille! Ils sont là, près de la gare…»

Pavel repoussa le balayeur qui voulut l'attraper, se retourna et vit que le cheminot ne mentait pas: un officier et deux soldats venaient dans leur direction, le long de la voie. Il frappa pour faire cesser le hurlement des deux hommes. Son poing s'écrasa contre une bouche moite, glissante, l'autre main percuta un menton. Mais le cri se poursuivit, seulement sur un ton plus aigu. Et les doigts se tordaient en s'agrippant à sa vareuse. Il frappa encore. La lampe tomba, roula par terre, s'alluma d'elle-même, son faisceau découpa les roues d'un train qui venait de démarrer. Au loin, les deux soldats de la patrouille se mirent à courir, l'officier accéléra le pas…

C'est la jeune femme qui l'arracha à cette bagarre sans issue. Figée près du mur, elle parut soudain se réveiller et jaillit comme une flèche vers le train qui avançait avec une lenteur somnambulique. Pavel attrapa son sac et la suivit, en essuyant sa main tachée de sang contre son pantalon.

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