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Un jour, à l'aube, déjà en Russie, pendant que le train était arrêté à côté d'un village, Pavel vit une jeune femme qui rinçait du linge, accroupie au bord d'un courant. L'étrangeté de cette matinée calme touchait à la folie. Pavel comprenait, sans pouvoir le dire clairement, qu'à présent, après tout ce qui s'était passé à la guerre, il était impossible de rester là, sur cette berge, tranquillement, et de faire onduler dans l'eau ces bouts de tissus blancs. Il était impossible d'avoir ces jambes, cette croupe. Ce corps fait pour aimer ne devait pas exister. Elle aurait dû se lever, le regarder et crier de joie ou pleurer en se laissant tomber à terre. Il secoua la tête, se ressaisit. Autour de lui, les soldats dormaient. Il sentit son visage trembloter dans une grimace de jalousie. La jeune fille se redressa, empoigna l'anse du seau rempli de linge essoré. Il suivit ses mouvements, la désira et malgré le bonheur violent qui l'emplit eut le sentiment de trahir quelqu'un.

Requiem pour l'Est - pic_13.jpg

Ils traversèrent Moscou à la tombée de la nuit, en camion, d'une gare à l'autre. Pavel ne connaissait pas la ville et attendait inconsciemment que la fuite des rues derrière la bâche relevée du fourgon lui apprenne le mystère de cette vie sans guerre. A un carrefour, le temps d'un feu rouge, il vit la fenêtre ouverte d'un restaurant, côté cuisine. Le soir de juillet était lourd. Un cuisinier, avec une précaution pénible, déplaçait une volumineuse marmite, le corps rejeté en arrière, une grimace d'effort sur les lèvres. Il était étrange de penser à une vie où cette grande casserole et son contenu avaient de l'importance. Au fond de la cuisine, une porte s'ouvrit et, déjà emporté par le camion, Pavel eut le temps d'apercevoir, en enfilade, la salle du restaurant, la grappe du lustre, une femme inclinée vers son assiette, un homme qui agitait la main en éteignant une allumette… «Ils dînent…», pensa Pavel, et ce mot, cette activité lui parurent d'une étrangeté déroutante. À la gare, en attendant le départ du long convoi composé de wagons de marchandises où l'on allait les faire monter, il surprit les dernières paroles d'un couple qui se faisait ses adieux devant un train de banlieue: «Demain, vers sept heures…» Il grimaça en secouant la tête, comme pour se défaire d'un vertige. Ce rendez-vous de sept heures était placé dans un temps, dans une vie, dans un monde où il ne pourrait jamais pénétrer.

Il vivait encore dans ces jours où, après le combat, les soldats allaient et venaient d'un pas engourdi, au milieu des morts, en s'habituant à être vivants. De ces jours lui venait un couteau avec les encoches laissées par un disciplinaire. Dans ces jours il y avait ce soldat qui, avant de s'écrouler, avait tâté le vide à la place des mâchoires arrachées… La nuit, un cri le réveilla. «Les chars, là, à droite!» hurla son voisin, luttant contre un cauchemar. Dans l'obscurité, il y eut quelques ricanements, quelques soupirs en de nouveau, le silence et le tambourinement des rails.

Il était sûr, à présent, de rencontrer cette vie neuve et oublieuse même à Dolchanka. Au chef-lieu, avant de se mettre en route, il vit une femme qui cueillait des framboises derrière la clôture de sa maison. La maison d'en face avait le toit soufflé par une explosion et paraissait inhabitée. Il observa les mains de la femme, étrangement fines, blanches, aux doigts tachés de jus mauve. Ses avant-bras étaient pleins, insupportables au regard. Il toussota, s'approcha d'un pas entravé et, en s'appuyant sur la clôture avec une nonchalance agressive, demanda la direction de Dolchanka. «Comment dites-vous, Dolchanka? » s'étonna la femme, et elle haussa les épaules. Il y avait dans son ton et la curiosité flattée de parler à un militaire et le désir de se montrer fière. Pavel s'en alla, puis se retourna, en pensant: «Une grosse génisse! La saisir, lui arracher son panier, la violer…» Mais, une part de lui, une part très tendre, s'éboulait déjà en une coulée chaude et lui caressait le cœur, en rassemblant dans un matin de bonheur et cette femme, et ses doigts maculés de rouge, et cette vieille clôture dont le bois commençait à tiédir sous les rayons encore pâles.

En marchant, il pensa à son entrée à Dolchanka, une entrée si souvent imaginée que maintenant l'envie lui venait de se faufiler en passant par les potagers, pour éviter les regards, les saluts. Involontairement, il transportait à Dolchanka tous les gens qu'il avait rencontrés sur la route du retour, à Moscou, au chef-lieu. Imaginé, le village se remplissait de cette vie sans guerre, de sajoie déjà quotidienne et sûre de ses droits. Il y aurait le va-et-vient des jeunes dans la grand-rue, les étirements sonores, à la fois rieurs et plaintifs, d'un bandonéon, l'attroupement, les questions, une multitude d'enfants inconnus Et il faudrait, pour supporter cette gaîté torturante, avaler un bon verre de vodka, puis un autre…

Ne pas revenir du tout? Cette pensée lui parut soudain vraisemblable, et c'est à ce moment-là qu'il remarqua que la route, cette route connue jusqu'au moindre tournant, avait changé. Ce n'était pas la colonne des camions incendiés à la sortie du chef-lieu ni les cratères d'obus qui donnaient cette impression. Tout simplement, ce chemin de terre disparaissait çà et là sous l'avancée de la forêt. Des jeunes merisiers poussaient en son milieu, l'herbe remplissait les ornières. Il lui arrivait de heurter de sa botte le chapeau d'un tue-mouche, de contourner une fourmilière. Pourtant les grands repères étaient là: cette chênaie qui descendait dans un ravin, une large bosse calcaire entourée de sapins… Pavel se pencha, toucha la couche de sable et d'aiguilles de pin. Elle formait déjà une croûte solide, toute tissée de tiges et de racines. En reprenant la route, il accéléra inconsciemment le pas.

Avant d'entrer à Dolchanka, la route faisait une courbe serrée en épousant la boucle de la rivière. Si l'on regardait derrière soi, on pouvait voir l'endroit qu'on venait de dépasser, comme on voit, dans un virage, les derniers wagons du train. Pavel se retourna et dans la lumière rouge du couchant qui rasait le sol, il vit la poussière de ses pas qui ondoyait encore dans l'air immobile et chaud, de l'autre côté du chemin incurvé. Il vit plus que cette trace. Il s'imagina presque, tel qu'il était il y a un instant: un soldat qui venait de nettoyer ses bottes, de rajuster sa vareuse, de laver son visage en puisant de l'eau tiède au milieu des joncs. Et se sentit, pour quelques secondes, très éloigné de ce double heureux et tout ému par le retour. Il dépassa le bosquet à l'entrée du village, tira encore une fois sur le bas de sa vareuse et soudain s'arrêta, puis courut, et de nouveau s'arrêta.

Ce qu'il vit ne l'effraya pas, tant le calme était profond. La verdure des vergers devenus sauvages recouvrait presque entièrement les restes des isbas calcinées. Les arbres avaient poussé en désordre, à travers la rue, en rompant sa ligne droite. Dolchanka n'existait plus. Mais ses ruines n'avaient pas la violence de la destruction récente. Les pluies avaient depuis longtemps délavé la noirceur des murs brûlés, les herbes folles cachaient les pierres des fondements. Seuls les fours dressaient encore leurs cheminées, indiquant l'emplacement des maisons. Pavel s'accroupit, tira la petite porte en fonte du fourneau – le grincement des gonds était l'unique bruit évoquant la présence humaine dans ce silence végétal.

Il parla à haute voix, en marchant lentement le long de la grand-rue. Les mots, même venant au hasard, donnaient à ces minutes un semblant de logique. Il reconnut la forge: brune de rouille, l'enclume pointait ses cornes au milieu des orties. Toujours en parlant, il fit ce calcul très simple: le village avait été brûlé durant l'offensive allemande de l'automne 1941, et donc depuis quatre ans, la neige, les arbres… Il s'arrêta devant une maison dont les murs restaient presque intacts, se souvint de cette bâtisse du soviet. Au-dessus de la porte, des gros clous portaient des bouts de corde blanchis par le soleil. Et au sol, les squelettes couverts de lambeaux d'habits étaient assis ou allongés, transpercés de tiges drues et de feuilles, entourés de larges ombelles crémeuses à l'odeur de vin chaud…

Il passa la nuit dans ce carré de rondins noircis qui traçaient encore, au milieu des broussailles, la place de leur maison disparue. À] présent, il ne souffrait plus. Dès les premiers pas autour de cet ancien incendie (sous les décombres des poutres réduites à des morceaux de charbon, il avait aperçu un lit de fer, tout noir, et l'avait reconnu), dès le premier crissement du verre sous le pas, la douleur avait franchi le seuil du supportable et l'avait insensibilisé. Seuls quelques petits détails absurdes blessaient encore le regard. Le soir, c'étaient ces guirlandes de fleurs blanches accrochées à la cheminée: près du sol, les fleurs étaient déjà fermées et en haut, là où le soleil brillait encore, elles exhibaient leurs cornets évasés. Il s'était approché, avait tiré avec force sur la guirlande… Et à présent, dans la nuit, ce fut cette ombre. Un rapide fouinement derrière les restes de la maison (un chien errant? un loup?) – et la peur, et l'humiliation d'avoir peur. Ici. À ce moment-là. Mais le vrai supplice était le ciel avec ces étoiles légèrement embrumées de chaleur et qui piégeaient le regard par la géométrie de leurs constellations apprises à l'école et, depuis, obtusément inchangées. Il y avait, dans leur lumière mate, une sorte de paisible imposture, une promesse usée par des milliards et des milliards de prières jamais exaucées. Même en fermant les paupières, il n'échappait pas à ces tracés éternels. Il s'assit et s'imagina soudain très vieux, oui, un vieillard qui veille près de sa maison détruite. Et se sentit indiciblement heureux, dans ce vieux corps imaginé, dans ce mourant sans souvenirs, sans désirs. Il avait vingt-cinq ans, en cet été 1945. Le temps qui le séparait du vieillard lui sembla d'une longueur inhumaine. Il tira son sac, sa main tâta la crosse du parabellum emmailloté dans un bout de tissu…

Il quitta le village avant la clarté du jour. En marchant, il se sentait suivi par son propre regard. Un regard de mépris. Il savait que s'il avait manqué de courage, c'était à cause de la femme aux mains tachées de jus de framboise.

Au début, il sut trouver des prétextes à ses errances. Il essaya, en vain, de retrouver sa sœur et passa plusieurs mois à tourner d'une ville à l'autre, dans la région. Puis alla à Leningrad pour rencontrer la famille de Marelst, se persuadait-il, comme s'il y avait encore un espoir de voir quelqu'un de vivant après un silence de plusieurs années. Un fonctionnaire à qui il demandait des renseignements sur Dolchanka, un fonctionnaire très perspicace, flaira en lui cette manie de nomade et le rabroua: «Il est temps de retrousser ses manches, camarade, et de participer à la reconstruction du pays!» En effet, si tout le monde se mettait à rechercher les survivants de tous les villages brûlés… Il ne trouva personne à Leningrad. Pourtant, très consciencieusement, il sonna à tous les étages de ce grand immeuble humide, sinistre, fermé sur une cour encaissée que ne parvenait pas à rendre vivante ce grand arbre aux feuilles incolores. Son zèle donna un résultat auquel il ne s'attendait pas. Une vieille femme surgit d'un appartement caverneux, le regarda presque joyeusement et soudain se mit à parler, de plus en plus haut, en racontant le blocus, les cadavres gelés dans les rues, les appartements habités de morts qu'on ne ramassait même plus… Il recula sur le palier, bafouilla un mot d'adieu, commença à descendre. Toutes ces histoires lui étaient connues. La femme sentit qu'il lui échappait et cria avec une joie démente: «Et dans notre immeuble, les gens ont mangé leurs chiens! Et ceux qui n'ont pas mangé leurs chiens sont morts et les chiens ont déchiré leurs cadavres…» Pavel dévalait l'escalier et la voix, amplifiée par l'écho, le poursuivait jusqu'à la sortie, puis dans les rues, et plus tard dans le train, dans le sommeil.

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