Je suis allé dans les rues comme un exilé, moi l’homme ordinaire, moi qui ressemble tant, moi qui ressemble trop, à tous. J’ai parcouru les rues, j’ai traversé les places, les yeux fixés sur ce qui m’échappe. J’ai l’air de marcher; mais il semble que je tombe, de rêve en rêve, de désir en désir… Une porte entr’ouverte, une fenêtre ouverte, d’autres qui s’orangent doucement sur les façades bleuies par le soir, m’angoissent… Une passante me frôle: une femme qui ne me dit rien de ce qu’elle aurait à me dire… C’est à la tragédie d’elle et de moi que je songe. Elle est entrée dans une maison; elle a disparu; elle est morte.
… Le corps ébloui par un autre parfum qui vient de s’enfuir, je reste là, assailli de mille pensées, étouffé, sous la robe du soir… De la fenêtre fermée d’un rez-de-chaussée, à côté de laquelle je me trouve, une harmonie s’élève. Je perçois, comme je percevrais des paroles humaines distinctes, la beauté d’une sonate, avec son mouvement profond; et un instant, j’écoute ce que ce piano confie à ceux qui sont là.
Puis je me suis assis sur un banc. De l’autre côté de l’avenue parcourue par le soleil couchant, est un autre banc sur lequel ont pris place deux hommes. Je les aperçois nettement. Ils paraissent tous deux accablés par un même sort, et une ressemblance de tendresse les unit; on voit qu’ils s’aiment. L’un parle, l’autre écoute.
J’imagine quelque tragédie secrète qui monte au jour… Pendant toute leur jeunesse ils se sont infiniment aimés; leurs idées étaient pareilles et tout échangées. L’un s’est marié. C’est celui qui parle et semble alimenter la tristesse commune. L’autre a fréquenté avec discrétion le ménage, peut-être a-t-il désiré vaguement la jeune femme, mais il a respecté sa paix et son bonheur. Ce soir, son ami raconte que sa femme ne l’aime plus, alors que lui l’adore encore de tout son être. Elle se désintéresse de lui, se détourne; elle ne rit et ne sourit que toutes les fois qu’ils ne sont pas seuls. Il avoue cette détresse, cette blessure à son amour, à son droit. Son droit! Il croyait en avoir sur elle, et vivait dans cette inconsciente notion; puis il a bien regardé et il a vu qu’il n’en avait pas… Et alors, l’ami réfléchit, à quelque parole de choix qu’elle lui a dite, à un sourire qu’elle lui a montré. Bien qu’il soit bon et candide, et encore parfaitement pur, une tendre, chaude et irrésistible espérance s’insinue en lui; peu à peu, à mesure qu’il entend la confidence désespérée, sa figure s’élève et il sourit à cette femme!… Et rien ne peut empêcher que le soir, gris maintenant, qui entoure ces deux hommes, ne soit en même temps une fin et un commencement.
Un couple, un homme et une femme – les pauvres êtres sont presque toujours deux par deux, – vient, passe et s’en va. On voit l’espace vide qui les sépare: dans la tragédie de la vie, la séparation est la seule chose qu’on voie. Ils furent heureux et ils ne le sont plus. Ils sont déjà presque vieux; il ne tient pas à elle, et pourtant il sait bien que le moment approche où il la perdra… Que disent-ils? En un moment d’abandon, se fiant à la grande paix présente, il lui avoue la faute ancienne, la trahison, scrupuleusement et religieusement cachée jusque-là… Hélas! ses paroles creusent une irréparable détresse: le passé ressuscite; les jours écoulés qu’on croyait heureux sont devenus tristes, et c’est le deuil de tout.
Ces passants sont effacés par deux autres tout jeunes, ceux-là, et dont je me figure également le colloque. Ils commencent: ils vont s’aimer… Leurs cœurs mettent, à se reconnaître, une telle timidité! «Voulez-vous que je parte pour ce voyage? Voulez-vous que je fasse ceci et cela?» Elle répond: «Non.» Un sentiment d’inexprimable pudeur donne au premier aveu, si humblement sollicité, la forme d’un désaveu… Mais déjà, secrètement, hardiment, la pensée se réjouit de l’amour emprisonné dans les vêtements.
Et d’autres, et d’autres… Ceux-ci… Elle se tait; lui, il parle; il est à peine et douloureusement maître de lui. Il la supplie de lui dire ce qu’elle pense! Elle répond. L’autre écoute, puis, comme si elle n’avait rien dit, supplie à nouveau, plus fort. Il est là, incertain, trébuchant entre la nuit et le jour; elle n’aurait qu’un mot à dire, pourvu qu’il le crût. On le voit, dans l’immense ville, cramponné à ce seul corps.
Quelques instants après, je suis séparé de ces deux amants qui pensent, de ces deux amants qui se regardent et qui se persécutent.
De toutes parts, l’homme et la femme apparaissent et se dressent l’un contre l’autre: l’homme qui aime cent fois, la femme qui a la force de tant aimer et de tant oublier.
Je me mets en route. Je vais et viens au milieu d’une réalité nue. Je ne suis pas l’homme des choses étranges et des exceptions. Désireur, crieur, appeleur, je me reconnais partout. Je reconstitue avec tout le monde la vérité épelée dans la chambre surprise, la vérité qui est ceci: «Je suis seul, et je voudrais ce que je n’ai pas et ce que je n’ai plus.» C’est de ce besoin qu’on vit, et qu’on meurt.
Je passe près de boutiques basses. J’entends crier, hurler: «Oui! non!» Je m’arrête, étonné de la puissance de cet accent. Je distingue, dans une cage, un peu d’ombre agitée. C’est un perroquet, et le cri entendu n’est qu’un grand bruit aveugle, le son émis par une chose…
Mais parce qu’il est en dehors de l’humanité, tout en ayant forme humaine, il me remet dans l’esprit l’importance du cri des hommes. Jamais je n’ai pensé avec tant de force à tout ce que peut contenir l’affirmation ou la négation qui sort d’une bouche pensante: le don ou le refus de l’être humain dont j’ai sans cesse devant mes yeux croyants, pour m’attirer et me guider, dans le jour, le cœur de ténèbres; dans l’ombre, la figure.
Mais, rien pour moi. Maintenant, je suis las d’avoir trop désiré; je me sens vieux tout d’un coup. Je ne guérirai jamais cette plaie que j’ai à la poitrine… Le rêve de calme que j’avais tout à l’heure ne m’avait attiré et tenté que parce qu’il était loin de moi. Je le vivrais que j’en rêverais un autre, puisque mon cœur, c’est un autre rêve.
* * *
Maintenant, je cherche une parole. Ces gens qui vivent ma vérité, qu’est-ce qu’ils disent quand ils parlent d’eux-mêmes? De leur bouche sort-il l’écho de ce que je pense, ou de l’erreur, ou du mensonge?
La nuit est tombée. Je cherche une parole semblable à la mienne, une parole où m’appuyer, où me soutenir. Et il me semble que je m’avance à tâtons comme si, au coin d’une rue, quelqu’un allait surgir pour me dire tout!
Je ne rentrerai pas dans ma chambre, ce soir. Je ne veux pas, ce soir, quitter la foule des hommes. Je cherche un lieu vivant.
J’ai pénétré dans un grand restaurant pour m’entourer de voix. À peine eus-je franchi la grande porte miroitante – qu’une livrée ouvrait et fermait continuellement – que je fus saisi par mille couleurs, mille parfums, mille murmures. Il me sembla que l’élégante assistance – dessins nets et impeccables des habits noirs, nuances brillantes et comme variées à plaisir des toilettes féminines – accomplissait une sorte de cérémonie précieuse dans cette haute serre de luxe au tapis rouge. Des lampes partout, en guirlandes d’argent, en points d’or, en doux abat-jour orangés qui faisaient de petites aurores au milieu de chaque groupe de dîneurs.
Peu de places étaient libres; je m’assis dans un coin, à côté d’une table occupée par trois convives. J’étais étourdi de la bruissante illumination, et mon âme, patiemment habituée et initiée aux grandes choses nocturnes, était comme un hibou déraciné du large azur noir et jeté par dérision au milieu d’un feu d’artifice.
J’allais essayer de me chauffer à cette grande lumière… Après que j’eus, d’une voix que je dus d’abord affermir, commandé mon menu, je voulus m’intéresser à des physionomies. Mais il était difficile de saisir celles qui m’entouraient. Les glaces les multipliaient en même temps que le décor: je voyais la même rangée, de face et de profil, éclatante… Des couples, des groupes se retiraient parmi l’empressement des garçons qui tenaient à bout de bras des pelisses ou des manteaux fragiles, complexes comme des femmes. De nouveaux arrivants se présentaient. Je remarquai que les femmes étaient, au premier coup d’œil, adorablement jolies, et d’ailleurs se ressemblaient toutes avec leurs figures blanchies et leurs bouches en forme de cœur; à mesure qu’elles approchaient, un ou plusieurs défauts apparaissaient et effaçaient cet idéal prestige dont le premier regard les avait ornées. La plupart des hommes, conformément à la mode qui régnait en cet instant du temps, étaient entièrement rasés, avaient des chapeaux à bords plats, des paletots aux épaules tombantes.
Tandis que mon œil suivait machinalement la main gantée de fil blanc qui versait dans mon assiette le potage présenté dans une écuelle argentée, je prêtai l’oreille au brouhaha de conversations qui m’entouraient.
Je n’entendais que ce que disaient mes trois voisins. Ils parlaient de personnes qu’ils connaissaient dans la salle, puis de plusieurs amis, sur un ton dont l’ironie et le persiflage constants me surprirent.
Je ne trouvais rien dans ce qu’ils disaient; cette soirée serait inutile comme les autres.
Quelques instants après, le maître d’hôtel, en prélevant pour les déposer dans mon assiette les filets d’une sole qu’une épaisse sauce rose noyait dans son plat oblong de métal, me désigna d’un mouvement de la tête et d’un clin d’œil en coulisse un des convives: