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– C’est M. Villiers, l’écrivain si connu, me souffla-t-il orgueilleusement.

C’était lui, en effet; il ressemblait assez à ses portraits et portait avec grâce sa jeune gloire. J’enviai cet homme qui savait écrire et dire ce qu’il pensait. Je considérai avec quelque admiration la distinction de sa silhouette mondaine, la jolie ligne moderne et fine de son profil perdu, d’où sortait l’effilement soyeux de sa moustache, la courbe parfaite de son épaule, et l’aile de papillon de sa cravate blanche.

Je portais à mes lèvres mon verre – si fragile que le vent du plein air l’eût brisé sur sa tige – lorsque je m’arrêtai brusquement et sentis tout mon sang affluer à mon cœur.

J’avais entendu ceci:

– Sur quoi, ton prochain roman?

– Sur la vérité, répondit Pierre Villiers.

– Hein? fit l’ami.

– Un défilé d’êtres surpris tels qu’ils sont.

– Quel sujet? demanda-t-on.

On l’écoutait. Deux jeunes gens qui dînaient non loin se taisaient, l’air oisif, l’oreille évidemment tendue. Dans un coin de pourpre somptueuse, un homme en frac fumait un gros cigare, l’œil affaissé, les traits tirés, toute sa vie concentrée dans le foyer odorant du tabac, et sa compagne, son coude nu sur la table, environnée de parfums et étincelante de bijoux, surchargée de la lourde royauté artificielle du luxe, tournait vers le parleur sa figure de nature et de lune.

– Voici, dit Pierre Villiers, le sujet qui me permet de faire amusant et vrai à la fois: un homme perce un trou dans le mur d’une chambre d’hôtel et regarde ce qui se passe dans la chambre voisine!

* * *

Je dus à ce moment considérer les causeurs d’un œil égaré et pitoyable… Puis, vite, je baissai la tête, dans le geste naïf des enfants qui ont peur qu’on les voie…

Ils avaient parlé pour moi, et je sentis autour de moi quelque étrange intrigue policière. Puis, tout d’un coup, cette impression dans laquelle mon bon sens s’était totalement affolé, tomba. Évidemment, coïncidence. Mais il resta la vague appréhension qu’on allait s’apercevoir que je savais , me reconnaître.

Ils continuaient à parler de l’idée émise… Insensible à tout le reste, tendu dans l’unique effort de les entendre et de ne pas avoir l’air de les écouter, je m’attachai à leur conversation comme un parasite.

Un des amis du romancier le pria de parler plus en détail de son œuvre. Il consentit… Il allait dire cela avant moi!

* * *

Il a raconté le livre qu’il a fait. Avec un art admirable de mots, de gestes et de mimique, avec une élégance spirituelle et vive, et un rire communicatif, il a évoqué devant les yeux de ses auditeurs une suite de scènes imprévues, brillantes, étourdissantes. À la faveur de son original sujet, qui donnait à toutes les scènes tant de relief et d’intensité, il a étalé des ridicules, des travers amusants, multiplié des détails pittoresques et piquants, des noms propres typiques et spirituels, enchevêtré des situations ingénieuses, fait jaillir d’irrésistibles effets, et le tout est à la dernière mode. On disait: «Ah!» «Oh!» On écarquillait les yeux.

– Bravo! Gros succès sûr. Le sujet est rudement drôle.

– Tous ces bonshommes qui passent devant le voyeur sont amusants, même celui qui se tue! Rien d’oublié! C’est toute l’humanité!

Mais moi je n’avais rien reconnu dans tout ce qu’il montrait.

De la stupeur, et une sorte de honte m’accablaient, à mesure que j’entendais cet homme chercher quel jeu on pourrait tirer de la sombre aventure qui, depuis un mois, me martyrisait.

Je me rappelai la grande voix, maintenant éteinte, qui avait proclamé avec un accent si définitif et si fort que les écrivains d’aujourd’hui imitent les caricaturistes. Moi qui avais pénétré au milieu de l’humanité et en revenais, je ne trouvais rien d’humain dans cette caricature qui dansait! Cela était si superficiel que c’était du mensonge.

Devant moi, témoin terrible, il disait:

– L’homme dépouillé de l’apparence, voilà ce que je veux qu’on voie. D’autres sont l’imagination, je suis la vérité.

– Cela a même une portée philosophique.

– Peut-être… En tout cas, je ne l’ai pas cherchée! Dieu merci, je suis un écrivain, je ne suis pas un penseur!

Et il continua à travestir la vérité, sans que j’y pusse rien, – la vérité, cette chose profonde, dont j’avais la voix aux oreilles, l’ombre aux yeux, et le goût à la bouche.

* * *

Suis-je à ce point délaissé?… Personne ne me fera l’aumône?

Je suis parti, parmi les larges glaces battantes des portes. J’entre dans un théâtre où l’on joue une pièce dont l’apparition a été saluée, une huitaine auparavant, comme un important événement, et il me reste, de ce succès, quelque écho dans la mémoire. Le titre: Le Droit du Cœur , me tente, m’appelle.

Je prends une place, et me voici au milieu de la grande salle de spectacle, ballotté dans la chaude foule éclairée.

Le rideau se lève, envoyant un large souffle frais sur l’installation du public, et chacun est remué d’une sorte d’espérance, dans l’attente des êtres qui vont vivre là.

Je regarde cette scène, exactement comme j’ai regardé la chambre. J’écoute, j’enregistre mot à mot, j’épelle…

… Le jeune sculpteur Jean Darcy qui vient de Rome, avec ses rêves de marbre, est en soirée chez le banquier Lœwis. Une assistance brillante se presse dans les salons dorés. Des membres de l’Institut, avec des cravates de commandeur de la Légion d’honneur, y coudoient de richissimes mondains; toutes les célébrités de l’art, des lettres, de la magistrature, de la politique et de la finance, s’y disputent la palme de la médisance et le sourire des jolies femmes.

La conversation des invités se centralise en un petit clan où l’on baisse légèrement la voix; on parle du maître de la maison:

– Vous savez qu’il va être noble: le comte Lœwis! – Il a rendu de grands services au pape, en ces temps durs et troublés; Sa Sainteté lui est très attachée. – Il paraît, fait une jeune dame naïve, qu’il l’appelle en italien «papa» tout court. – Un nouveau blason! Le besoin s’en faisait sentir! – Oh! celui-là n’aura pas d’odeur, et pour cause! – Et quelle devise à son blason? Je propose: «Qui se perd gagne». – Et moi: «Sauve-toi, le ciel te sauvera». – Et moi, dit un personnage, au profil de Levantin: «Nihil circonscire sibi.» (Une dame du monde, désignant de la tête le dernier parleur, dit à mi-voix, à son voisin, derrière l’éventail): Il voit la paille qui est dans l’œil de son voisin, et ne voit pas la pioutre qui est dans le sien. – Trêve de plaisanterie; vous savez, une chose confidentielle: le futur comte fonde un journal. – Non, je ne le savais pas. – Moi non plus. C’est curieux comme cela se sait peu pour une chose confidentielle. – Un journal de grande information. Mais, au fond, des affaires: lancements de projets, et… – La fuite au prochain numéro. – Ah! on pourrait en dire sur le maître de la maison, si on était mauvaise langue. Et la maîtresse… du maître de la maison? – C’est une nouvelle: elle ne le quitte pas, le suit partout. – Elle a envie de voir la Belgique. – On affirme qu’il fait la basse noce? – Superficiellement seulement, malgré son désir; c’est un ambitieux, mais un peu fatigué. Il a de la tête et de l’estomac, mais ça s’arrête là. Vous savez comment on le surnomme? Le satyre… pas à conséquence. – Sa femme ne s’en plaint pas? – Oh! vous savez, ça lui est égal: elle a subi une petite opération, alors maintenant, c’est… c’est le tonneau des Danaïdes. – Il paraît qu’elle avait cinquante millions de dot; mais lui devait avoir quelque chose par lui-même… – Vous le calomniez. Il avait, à vrai dire, hérité, à vingt ans, dix millions de son… – Du seul homme qui, indiscutablement, n’était pas son père?… – Lui-même. Eh bien, tout était envolé; mais il savait plaire. – Je sais bien que la médaille a son revers, et qu’il a été, paraît-il, cruellement puni de passer de l’une à l’autre. – Oui… que voulez-vous, les femmes ne savent pas garder une maladie secrète! – Enfin, toujours est-il qu’à part cela, il avait raison de dire: «Les femmes m’ont toujours réussi», au marquis de Canossa qui lui a d’ailleurs répondu simplement: «Excepté Madame votre mère». – Sa mère! c’était un type, celle-là! Quand elle est morte, la situation n’était pas brillante. Ils avaient fait disposer à son enterrement un tas de tables avec d’innombrables cahiers de papier écolier pour les signatures. – Ça masquait l’absence du mobilier, vendu. Toujours est-il qu’il n’y a eu en tout que trois signatures. – Pauvre vieille, heureusement que cette dernière tape lui a été épargnée! – Oui, je me rappelle: c’était maigre comme assistance. Il fallait être comme moi, forcé, pour y aller. Pas drôle! Par bonheur, j’avais mal au pied, ça me distrayait. – Enfin, elle est morte. Elle est au ciel. Tant mieux: au moins, elle, elle nous entend. – Il a fait de la politique il y a dix ans. Après une série d’échecs minables, il a dit à ceux qui l’avaient soutenu et qui montraient les dents: «De quoi vous plaignez-vous; je n’ai pu rien faire pour vos idées, mais du moins, je vous ai donné un chef.» – C’est lui aussi qui disait (on n’a jamais déterminé si c’était ignorance de la valeur des mots ou trop de connaissance de sa propre valeur): «Je pourrai, comme tant d’autres, me vanter d’avoir apporté à l’édifice social ma petite pierre d’achoppement!…» – N’a-t-on pas parlé d’une histoire à cause de miss Lemmon avec laquelle il était du dernier bien? – Je la croyais confite en dévotion: on dit couramment que c’est une béguine. – Précisément, c’était lui le béguin. – Ah! oui, l’amante religieuse; et l’histoire? – Elle le bernait; il a fini par la surprendre avec des Renaudes; les écailles lui sont tombées des yeux. – Ça en fait toujours quelques-unes de moins. – Il a voulu se retirer en bon ordre, n’aimant pas les histoires; mais patatras, l’affaire se corse, altercation publique et coup de pied. Il était très embêté de tout ce potin fait autour de ce pauvre petit coup de pied qui, pour lui, ne valait pas qu’on y prît garde. Quand on lui a annoncé les témoins du monsieur, il s’est écrié: «Mais qu’est-ce qu’ils ont donc, tous ces gens, à venir me déranger à propos de bottes!» – Si au moins on mangeait bien chez lui! Quel dîner! Avez-vous remarqué les petits pois? – Parfaitement, ils déteignaient; et puis quelle grosseur! on aurait dû n’en servir qu’un. Et le café! Il était tellement faible, que je n’ai pas eu la force de protester. – De l’eau filtrée. – Mais non, on n’a pas si mal mangé que cela; au contraire, ce dîner me réconcilie avec lui: la sauce fait passer le maître de la maison. – Moi, j’ai trouvé ce dîner excellent; je le recommencerais bien! – Il commande ses dîners dans des maisons de tout second ordre et démodées: chez X… Je ne cite pas les noms, si je les connaissais, je passerais pour un ignorant. – Il paraît que l’autre jour, sur le menu, il y avait «Hors-d’œuvre à discrétion». C’est son fils, le jeune Paul, qui lui a dit: «Ah non, cette fois, papa, c’est trop!» – En voilà encore un! Il fait des vers. Poète! Poète moderne, féroce et arriviste: le luth pour la vie. – On le surnomme aussi, par suite de son originalité: François Copié. – Il commandite des petites revues féministes, pour vierges de vingt ans ou demi-vierges de quarante. – Il paraît qu’il est avec la maigre Mme X… – Celle qui joue le Cid avec le lugubre Z… – Le saule pleureur, la sole pleureuse. – Prenez garde! Elle a bec et angles. – Allons donc! Elle est très gentille! elle ne fait de mal à personne. – Au contraire, elle ne fait que les femmes. – D’ailleurs, lui est fort ennuyé de sa liaison. – Parce que c’est une femme du monde? – Surtout parce que c’est une femme. – Ah oui! il paraîtrait qu’il est tout à fait avéré qu’il a des mœurs spéciales… Je n’ose pas en parler devant les dames… parce que ça ne les intéresse pas. – Vous savez qu’il écrit pour le théâtre; il a fait un acte pour le théâtre des Italiens. – Lui, un acte? Un acte contre nature, oui! – Il faut être juste, il n’a pas que ces goûts-là… quand il y trouve son intérêt – Oh! c’est un malin; il sait se retourner. – Je comprends pourquoi sa mère disait l’autre jour: «C’est une girouette!» – Qu’est-ce qu’il fera dans le journal de son père? – Chef de la mise en ventre. – Non, metteur en pages. – Méchant! Jamais il ne dit du mal des autres. – Non, surtout quand ils ont le dos tourné. – En tout cas, c’est un goujat, un malappris: l’autre jour, chez moi, il a dit que c’était bas de plafond! – Il se croyait encore sous la table. – Bas de plafond, chez moi! – Le fait est, chère Madame, qu’il y a des réverbères dans votre antichambre. – D’ailleurs toute la famille de notre amphitryon est d’une insigne grossièreté: je suis trop leur ami pour ne pas m’en être aperçu depuis longtemps. – C’est encore la nièce qui détient la palme. – Et puis quel genre elle a! Elle est si peinturlurée qu’on ne sait jamais si c’est elle ou son portrait. – Elle est établie à son compte, n’est-ce pas? – Oui, oui. Elle a dit l’autre jour (elle était dans une minute d’attendrissement) à cette sale petite journaliste qui ressemble à une cuisinière et qu’on appelle la Victoire de Chamocrasse, qu’elle gagnait à être connue. «Personne à Paris n’en doute», a répondu la rosse. Elle a des rêves de pureté, mais on ne peut pas redevenir comme ça une demi-vierge. – Il paraît, je vous dis ceci en grand secret, qu’elle est depuis quelque temps avec un vieux monsieur. Eh bien, on espère que c’est son père…

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