Il parlait de la musique.
– Pourquoi, dit-il, est-on saisi par le rythme? Au milieu du désordre de la nature, la création humaine apporte, partout où elle se manifeste, son grand principe de régularité et de monotonie. Ce n’est qu’en obéissant à cette dure loi que l’œuvre, quelle qu’elle soit, monte et s’établit d’une façon sûre. Cette vertu austère différencie la rue de la vallée, et élève un escalier aux marches égales dans la montagne du bruit. Car le désordre n’a pas d’âme, et la régularité est pensante.
Puis il parla de la proportion, de l’harmonie, de l’unité. Je n’entendais que des fragments de ses phrases, comme si le vent m’apportait par bouffées l’odeur de la campagne et de la vaste mer.
On frappa à la porte.
C’était l’heure du médecin. Il se leva en trébuchant, – flétri et vaincu devant ce maître.
– Comment ça va depuis hier?
– Mal, dit le malade.
– Allons, allons! fait tranquillement le nouveau venu.
On les a laissés seuls tous deux. L’homme s’est rassis avec une lenteur et une gaucherie ridicules. Le docteur se tient debout entre lui et moi. Il l’interroge:
– Eh bien, ce cœur?
Par un instinct qui me parut tragique, ils ont baissé tous les deux le ton, et c’est à voix basse que le malade fait à son médecin quotidien l’aveu de sa journée de maladie.
L’homme de science écoute, interrompt, hoche la tête, approbatif. Il clôture cette confession en répétant, à voix haute maintenant, l’interjection banale et rassurante qu’il a déjà employée, avec le même geste large, stagnant:
– Allons, allons, je vois qu’il n’y a rien de nouveau…
Il s’est déplacé, et j’ai vu le patient: les traits tirés, les yeux hagards, tout secoué d’avoir parlé du lugubre mystère de son mal.
Il se calme, et cause avec le praticien, qui s’est carré, l’air bonhomme, dans une chaise. Il entame quelques sujets de conversation, puis il revient malgré lui, comme un maudit au mal, à cette chose sinistre qu’il porte: sa maladie.
– Quelle honte! dit-il.
– Peuh! fait le médecin, blasé.
Puis il se lève:
– Allons! à demain.
– Oui, pour la consultation.
– C’est cela. Allons, au revoir!
Le médecin s’en va d’un pas léger, avec ses sanglants souvenirs, tout ce fardeau de misère dont il ne sait plus le poids.
* * *
La consultation venait sans doute de s’achever. La porte s’était ouverte. Deux médecins entrèrent; ils me parurent gênés dans leurs mouvements. Ils restèrent debout. L’un était un homme jeune, l’autre un vieillard.
Ils se regardèrent. J’essayai de pénétrer le silence de leurs yeux, la nuit qui était dans leurs têtes. Le plus vieux caressa sa barbe, s’adossa à la cheminée, fixa le sol. Il laissa tomber ces mots:
– Casus lethalis… et j’ajouterais: properatus.
Il avait baissé la voix, par crainte d’être entendu des patients, et aussi à cause de la solennité de la condamnation à mort.
L’autre hocha la tête, – en signe d’approbation – on eût dit de complicité. Tous deux se turent comme deux enfants en faute. De nouveau, leurs yeux s’attirèrent.
– Quel âge a-t-il?
– Cinquante-trois ans.
Le jeune médecin remarqua:
– Il a de la chance d’être arrivé jusque-là.
À quoi le vieux rétorqua philosophiquement:
– Il en a eu. Maintenant, il n’est pas plus avancé.
* * *
Un silence. L’homme à barbe grise murmura:
– J’ai senti le sarcome, à la palpation, juste derrière la carotide.
Il porta le doigt à son cou.
– C’est tapi là, que je l’ai vu .
L’autre remua la tête – depuis qu’il était entré, sa tête paraissait animée d’un hochement continu, et il marmotta:
– Oui… pas d’opération possible.
– Naturellement, fit le vieux maître, les yeux luisants d’une sorte d’ironie sinistre; il n’y en aurait qu’une qui pourrait lui ôter ça: la guillotine! D’ailleurs, la généralisation est en bonne voie. Il y a des noyaux aux ganglions sous-maxillaires et sous-claviculaires, et sans doute axillaires. Le processus est foudroyant. Les trois voies respiratoire, circulatoire, digestive vont être sous peu obstruées; l’étranglement sera rapide.
Il poussa un soupir et resta là, un cigare non allumé à la bouche, le masque rigide, les bras croisés. Le jeune homme s’était assis et appuyé au dossier du siège, tapotait le marbre de la cheminée avec ses doigts inutiles. L’un des deux hommes dit:
– Quand on est en présence de cas pareils, on se figure, dans une sorte d’éblouissement, que le cancer a choisi sa place!
* * *
– Maître, que faut-il répondre à la jeune femme?
– Dire que c’est grave, très grave, avec un air vaincu; invoquer les ressources infinies de la nature.
– La phrase est connue…
– Tant mieux, dit le vieillard.
– Si elle insiste, et veut savoir?
– Il faut ne pas répondre et détourner la tête…
– Ne lui donnerons-nous pas un peu d’espoir, elle est si jeune!
– Justement, l’espoir s’aggraverait trop chez elle. Mon enfant, il ne faut jamais dire ce qui est à ce point inutile. Cela ne servirait qu’à nous faire taxer d’ignorance et haïr.
– Et lui, sait-il?
– Je l’ignore. Pendant que je l’examinais – vous avez entendu – j’ai essayé de m’en rendre compte en provoquant ses réponses. Une fois, j’ai cru comprendre qu’il ne se doutait de rien; une autre fois, il m’a paru se voir comme je le voyais.
* * *
De nouveau, ils restèrent sans dire un mot, quelques instants. Il semblait que ces deux savants étaient venus là plutôt pour se taire que pour parler. Ils ne s’étaient presque pas déplacés et avaient échangé leurs rares paroles avec peine, avec précaution.
Puis, en présence de la blessure hideuse vue de près une fois de plus, ils s’élevèrent à des pensées plus générales, plus grandes. Je pressentais ce travail qui se faisait dans leurs cerveaux; enfin, une phrase résonna:
– Ça se forme comme un enfant.
* * *
Le vieillard se mit à parler:
– Comme un enfant. Le germe agit sur la cellule, ainsi que l’a dit Lancereaux, à la façon d’un spermatozoïde. C’est un micro-organisme qui pénètre l’élément anatomique, qui le sélectionne et l’imprègne, le met en puissance vibratoire, lui donne une autre vie . Mais l’agent excitateur de cette activité intra-cellulaire, au lieu d’être le germe normal de la vie, est un parasite.
«Quelle que soit la nature de ce primum movens , que ce soit le micrococcus neoformans , ou la spore encore invisible du bacille de Koch, ou tout autre, – toujours est-il que le tissu parasitaire cancéreux évolue au début comme le tissu fœtal.
«Mais le fœtus aboutit. Il y a un moment où la masse embryonnaire enkystée dans la matrice est devenue, pour ainsi dire, adulte. Elle constitue ses membranes superficielles, que Claude Bernard appelle, en sa terminologie profonde, limitantes. Le fœtus est achevé; il va naître.
«Le tissu cancéreux, lui, ne s’achève pas; il continue, sans arriver jamais à ses bornes. La tumeur (je ne parle pas, bien entendu, des fibromes, des myomes et des cancroïdes simples, qui sont les «tumeurs de bonne nature»), reste éternellement embryonnaire; elle ne peut pas évoluer dans un sens harmonique et complet. Elle s’étend, elle ne sait que s’étendre, sans parvenir à acquérir une forme. Extirpée, elle recommence à proliférer, ou tout au moins dans la proportion de quatre-vingt-quinze pour cent. Qu’est-ce que peut notre corps tout entier à côté de cette chair qui ne s’organise pas et ne sort pas? Qu’est-ce que peut l’équilibre si minutieux et si fragile de nos cellules contre cette végétation désordonnée qui, au milieu de notre sang, de nos organes, à travers la charpente osseuse et tous les réseaux, incruste une masse insoluble et illimitée!
«Oui, le cancer est, au sens strict du mot, dans notre organisme, de l’infini.»
Le jeune médecin fit oui de la tête et dit avec une profondeur qu’il alla chercher je ne sais où, au contact de l’idée d’infini:
– C’est comme un cœur pourri.
* * *