C’est la première fois qu’elle m’apparaît en deuil, et dans ce noir, sa jeunesse resplendit plus que jamais.
Le départ est proche. Elle regarde, de côté et d’autre, si elle n’a rien oublié dans la chambre remise en état pour d’autres, la chambre déjà informe, déjà quittée.
La porte s’est ouverte, et tandis que la jeune femme, arrêtée dans sa légère occupation, a levé la tête, un homme est apparu dans l’entre-bâillement ensoleillé.
– Michel! Michel! Michel! crie-t-elle.
Elle a tendu les bras, et, le geste flottant, toute la figure fixée sur lui, elle est restée quelques secondes immobile comme la lumière.
Puis, malgré le lieu où elle est, et la pureté de son cœur, et la pudeur de toute sa vie, ses jambes de vierge palpitent et elle va tomber.
* * *
Il a jeté son chapeau sur le lit en un large geste romantique. Il remplit la chambre de sa présence, de sa pesanteur. Ses pas font crier le parquet. Il est déjà sur elle, et la tient. Si grande qu’elle soit, il la domine de presque toute la tête. Ses traits accentués sont durs et admirables; sa figure, surmontée d’une lourde chevelure noire, est claire, nette et comme neuve. Des moustaches d’un noir profond, un peu tombantes, ombragent la bouche rouge vif, glorieuse comme une belle blessure naturelle. Il met ses mains sur les épaules de la jeune femme, il la regarde, préparant, ouvrant son étreinte affamée.
* * *
Ils se serrent, chancelants… Ils ont dit en même temps un même mot: «Enfin!» C’est tout ce qu’ils ont dit, mais, pendant un moment, ils ont répété ce mot à demi-voix, ils l’ont chanté. Leurs yeux se disent le doux cri, leurs poitrines se le communiquent. On dirait qu’ils s’attachent avec ce mot et s’en pénètrent. Enfin! leur longue séparation est finie, leur amour est vainqueur; enfin, ils sont là tous les deux!… Et je la vois trembler de la nuque aux talons, je vois combien tout son corps l’accueille, tandis que ses yeux s’ouvrent, puis se referment sur lui.
À grand’peine ils essayent de se parler, puisqu’il faut bien se parler… Les lambeaux de paroles qu’ils échangent les retiennent un instant debout.
– Quelle attente, quel espoir! bégaye-t-il, éperdu. J’ai toujours pensé à toi, je t’ai toujours vue!
Il ajoute plus bas, d’une voix plus chaude:
– Parfois, au milieu d’une conversation banale, ton nom brusquement prononcé venait me fouiller le cœur.
Sa voix, sourde, halette; elle a de brusques sonorités qui éclatent. Il semble ne pas savoir parler bas.
– Combien de fois, sur la terrasse de la maison, du côté du détroit, je m’asseyais sur la balustrade de briques, la figure dans les mains; je ne savais même pas de quel côté du monde tu étais, et si loin de toi pourtant, je ne pouvais pas ne pas te voir!
– Souvent, dans des chaudes soirées, je me suis mise, à cause de toi, à la fenêtre béante, fit-elle, en baissant la tête… Parfois, l’air était d’une douceur suffocante, – comme il y a deux mois à la villa des Roses. J’avais les larmes aux yeux.
– Tu pleurais?
– Oui, fit-elle à voix basse, je pleurais de joie.
* * *
Leurs bouches se sont jointes, leurs deux bouches petites et pourprées, exactement de la même couleur. Ils sont presque indistincts, tendus dans le silence créateur du baiser, qui les réunit intérieurement, en fait un unique et sombre fleuve de chair.
Puis il s’est un peu reculé d’elle pour la mieux voir. Il l’a prise par la taille, d’un bras, toute serrée, côte à côte, la tête tournée vers elle. Alors il pose sa main libre sur son ventre. On voit la forme de ses deux jambes et de son ventre; on la voit toute dans le geste brutal mais superbe dont il la sculpte.
Ses paroles, martelées, tombent sur elle, plus lourdes.
– Là-bas, parmi les innombrables jardins de la côte, je voulais enfoncer mes doigts dans la terre sombre. Errant, j’essayais de me figurer ta forme et je cherchais le parfum de ta chair. Et je tendais les bras vers le plein espace, pour toucher le plus possible de ton soleil.
– Je savais que tu m’attendais et que tu m’aimais, dit-elle, en une harmonie plus douce mais aussi profonde… Dans ton absence, je voyais ta présence. Et souvent, lorsqu’un rayon d’aurore entrait dans ma chambre et m’atteignait, je pensais que j’étais immolée à ton amour, et je tendais ma gorge au soleil.
Puis elle dit:
– Le soir, dans ma chambre, parfois, en pensant à toi… je m’admirais…
Frissonnant, il sourit.
Il redisait toujours la même hantise avec à peine d’autres mots: comme s’il ne savait rien de plus. Il avait une âme puérile et un esprit borné, derrière la sculpture parfaite de son front et ses immenses yeux noirs où je voyais distinctement la blanche figure de la femme toute proche flotter comme un cygne.
Elle l’écoutait dévotement, la bouche entr’ouverte, la tête légèrement renversée en arrière. S’il ne l’avait tenue, elle aurait glissé à genoux devant ce dieu aussi beau qu’elle. Déjà, elle avait les paupières meurtries de sa forte présence.
– Ton souvenir attristait mes joies; mais il consolait mes tristesses.
Je ne savais pas lequel avait murmuré cela…
Ils s’embrassèrent violemment. Ils tourbillonnaient; on eût dit deux flammes hautes.
Sa figure brûlait.
– Je te, veux… Ah! pendant mes nuits d’insomnie et de désir, étendu, les bras grands ouverts devant ton image, comme ma solitude était crucifiée! Sois à moi, Anna!
Elle voulait, elle voulait. Elle était, toute, un consentement radieux. Pourtant son regard défaillant considéra la chambre.
– Respectons cette chambre… murmura le souffle de sa voix.
Puis elle a eu honte d’avoir refusé. Elle balbutia tout de suite: Pardon!
Sa chevelure et sa jupe, dénouées, ruisselaient et glissaient autour d’elle.
L’homme, arrêté dans l’élan trouble de son désir, a considéré la chambre. Son front s’est froissé d’un pli de méfiance ombrageuse, sauvage, et dans l’œil a transparu la superstition de la race.
– C’est ici… la mort?…
– Non, dit-elle, en se berçant sur lui.
Ce fut la première fois qu’il fut presque question du mort dans la simplicité de leur rapprochement. L’amoureux, emporté par l’amour, n’avait jusque-là parlé que de lui-même.
Non seulement elle cède, mais elle essaye d’accorder ses gestes aux siens, de faire ce qu’il veut, balançant, tombant avec lui, attentive à son désir d’homme. Mais elle ne sait que se presser et que l’attirer, et cette scène silencieuse est plus pathétique que les pauvres paroles qu’ils se tendent.
Soudain, elle l’a vu à demi-dévêtu, le corps changé de forme; son visage s’est marqué d’une telle rougeur qu’il m’a semblé un instant couvert de sang, mais ses yeux sourient d’espoir terrifié, et acceptent. Elle l’adore, elle l’admire entièrement, elle le veut. Ses mains pétrissent les bras de l’homme. Toute la vague tentation obscure sort d’elle et monte à la lumière. Elle avoue ce que taisait le virginal silence; elle montre son brutal amour.
Puis elle a pâli, et elle est restée un instant immobile comme une morte cramponnée. Je la sens en proie à une force supérieure qui tantôt la glace et tantôt la brûle… Son visage, un des plus beaux ornements du monde, si lumineux qu’il semble s’avancer vers le regard, se crispe convulsivement, se désordonné; une grimace le cache; l’harmonie ample et lente de ses gestes s’égare et se rompt.
Il a porté sur le lit la grande et suave jeune fille… On voit ses deux jambes écartées ouvrant la nudité fragile et sensible de son sexe.
Il s’est mis sur elle, s’est attaché à elle, avec un grondement, cherchant à la blesser tandis qu’elle attend, offerte de tout son poids.
Il veut la déchirer, s’appuie sur elle, sa tête rayonne d’une sombre rage près de la tête pâle aux yeux clos et bleuâtres, à la bouche entr’ouverte sur les dents comme sur la frange du squelette. On dirait deux damnés occupés à horriblement souffrir, dans un silence haletant d’où va s’élever un cri.
Elle gémit tout bas: «Je t’aime»; c’est tout un cantique d’actions de grâces; et alors qu’il ne la voit pas, moi, moi seul, ai vu sa main blanche et pure guider l’homme vers le milieu saignant de son corps.
Enfin le cri jaillit de ce travail de viol, de cet assassinat de sa résistance passive de femme vierge et fermée.
– Je t’aime! a-t-il hurlé avec une joie triomphante et frénétique.
Et elle a hurlé: «Je t’aime!» si fort que les murs en ont doucement remué.
Ils s’enfoncent l’un dans l’autre, et l’homme se précipite vers le plaisir. Ils se soulèvent comme des vagues; je vois leurs organes pleins de sang. Ils sont indifférents à toutes les choses du monde, indifférents à la pudeur, à la vertu, au souvenir poignant du disparu, écrasant tout, couchés sur tout.