Monsieur Jacques rentra dans son logis de la rue du Foin et y trouva le comte du Barry qui l’attendait, en trempant des biscuits dans du frontignan dont il venait d’absorber une demi-bouteille.
– Voilà qui est fait, dit-il en entrant. Votre farouche ennemi est en liberté. Mais pas de bêtises, n’est-ce pas? Songez que le chevalier d’Assas est désormais votre ami… et le mien!
– Le vôtre, peut-être! mais…
– Mon cher, dit M. Jacques en regardant durement du Barry, le frontignan ne vous vaut rien. Il vous inspire des pensées de révolte… Voici les deux bons que je vous ai promis. Cinquante mille livres pour être l’ami d’un petit cornette au régiment d’Auvergne, il me semble que c’est bien payé!
Du Barry saisit les deux papiers, les empocha, et s’inclina en grondant:
– C’est bien, je suis l’ami du chevalier.
– À telles enseignes que vous allez me procurer pour lui une invitation au bal de l’Hôtel de Ville où Sa Majesté doit paraître.
– Mais on n’invite que les dignitaires ou gens de cour!
– Ceci ne me regarde pas, dit froidement monsieur Jacques. Ayez-moi l’invitation dès demain. Ah! à propos, j’allais oublier: il faut aussi une invitation pour une demoiselle… une dame… que j’espère vous présenter.
– Belle?
– À damner un saint.
– Noble?
– Elle s’appelle Juliette Bécu.
Du Barry secoua la tête.
– Bien entendu, reprit alors M. Jacques, l’invitation ne sera pas au nom de Juliette Bécu. Donnez-lui un nom qui la rende possible. Et tenez… j’y pense… pourquoi ne s’appellerait-elle pas tout simplement comtesse du Barry?
– Tout simplement! s’écria le comte suffoqué. Mais je ne suis pas marié!…
– Bah!… Vous vous seriez marié secrètement. Des raisons intimes vous auront obligé à cacher la comtesse quelque temps… cela attirera l’attention sur elle… et peut-être que le roi daignera la voir et remarquer sa beauté.
Du Barry était pâle comme un mort. Il eut une de ces révoltes, derniers ressauts non pas de la conscience, mais de la morgue de race.
– Monsieur, fit-il à voix basse et les dents serrées, prenez garde de trop me demander! Prenez garde de m’acculer à la révolte!
– Et alors?
– Alors, monsieur!… perdu pour perdu, je dirais…
– Nos conventions?… Eh bien! dites-les!… On saura ainsi que vous avez voulu mourir dans la peau d’un espion à la solde de la Prusse!… Quant à moi, mes précautions sont prises. Adieu, comte! dès aujourd’hui vous n’existez plus pour moi!
– Grâce! râla du Barry en s’abattant à genoux. J’obéirai.
– Soit! fit M. Jacques en levant les épaules. Vous êtes un enfant. Allons, à demain, n’est-ce pas?
– Oui! dit le comte en se relevant.
– Avec deux invitations.
– Je les aurai!
– L’une pour le chevalier d’Assas!
– Oui… oui!…
– Et l’autre pour Mme la comtesse du Barry!
À bout de forces, le comte fit un signe de tête désespéré et sortit, la rage dans le cœur.
M. Jacques attendit quelques minutes que du Barry se fût éloigné. Alors, il ferma les portes, tira les rideaux et ouvrit l’armoire secrète d’où il tira quelques papiers qu’il se mit à annoter.
Puis il écrivit une vingtaine de lettres.
Ces diverses besognes l’occupèrent jusqu’au soir… Vers huit heures, il dîna. Son repas se composait, presque invariablement, comme des notes du temps nous l’apprennent: d’un potage, d’un poisson, d’un peu de blanc de volaille et d’eau légèrement rougie. Le matin, le poisson était remplacé par un légume vert, et le blanc de volaille par un peu de viande ou des œufs.
Il faisait nuit noire lorsque M. Jacques acheva ce dîner modeste, qui lui fut servi par un domestique silencieux comme une ombre.
Alors il se leva, et, ayant consulté un carnet rempli de notes, il sortit.
Par des chemins compliqués, il parvint à l’ancienne rue des Barres et pénétra dans une maison de pauvre apparence. Tout était noir et silencieux aux environs. Tout paraissait dormir dans la maison.
Cependant M. Jacques, sans hésitation, pénétra dans une allée que n’éclairait aucune lampe, et se mit à monter un escalier très raide, en se tenant d’une main à la corde qui servait de rampe. Il arriva ainsi tout en haut de la maison, hésita un instant, puis frappa à une porte.
Au bout de quelques secondes on vint ouvrir, et une jeune femme parut, tenant une lampe à la main, et considérant avec une curiosité hardie ce nocturne visiteur.
M. Jacques mit le chapeau à la main, s’inclina, et, d’une voix presque respectueuse, il dit:
– Mademoiselle, voulez-vous, malgré l’heure tardive, me permettre de vous entretenir quelques minutes?…
Mademoiselle!… L’heure tardive!… Ces deux mots amenèrent un sourire vite réprimé sur les lèvres de la jeune femme qui répondit:
– Entrez, monsieur, on ne me dérange jamais… quand toutefois je suis seule comme ce soir.
M. Jacques entra, s’assit dans le fauteuil que lui désignait la maîtresse de céans; et de ce rapide coup d’œil qui jugeait vite et bien, il inspecta la chambre d’abord, la femme ensuite.
La pièce, à demi-salon, à demi-chambre à coucher, contenait un lit assez beau, des fauteuils, un clavecin et quelques toiles suspendues aux murs couverts de brocatelle.
Tout cela était usé, pauvre, et sentait la misère décorée et savamment déguisée.
La femme était étrangement belle. C’était une magnifique créature rayonnante de jeunesse, avec des yeux de velours noir que faisait briller davantage le contraste d’une opulente chevelure d’un blond ardent. Elle portait une toilette d’intérieur d’un goût qu’on était étonné de lui voir. Elle s’exprimait avec aisance, et sa voix n’avait aucune de ces intonations canailles qu’on retrouve si souvent chez les malheureuses filles d’amour.
Car cette jeune femme était une fille galante!…
M. Jacques, ayant achevé son double examen, tendit le bras vers le clavecin et demanda:
– Vous faites de la musique?
– Oui… assez bien pour être entendue sans ennui. Voulez-vous…
Déjà elle se levait, docile, prête à contenter la musicale envie qu’elle supposait au visiteur que lui envoyait le hasard, – pensait-elle.
– Merci, dit M. Jacques en la contenant d’un geste. Simple curiosité. Excusez-moi. Mais dites-moi, je vois à ces murs des toiles non signées…
– Elles sont de moi, monsieur. Je m’exerce à la peinture, et vous voyez, je ne réussis pas plus mal qu’un autre. Voici une copie du Voyage à Cythère qu’on a bien voulu…
– Je vois, je vois… Demeurez assise, mon enfant. Ainsi, peintre et musicien… tant mieux…
– Pourquoi tant mieux? se demanda la jeune femme étonnée.
– Dites-moi, reprit M. Jacques, c’est bien vous qui vous appelez Mlle Juliette Bécu?…
– Oui, monsieur… mais j’ai changé mon nom que je trouvais un peu… vulgaire.
– Oui, je sais… vous vous faites appeler mademoiselle Lange?
– L’Ange! dit Juliette Bécu en riant. C’est bien cela. Ange un peu déchu, par exemple! mais que voulez-vous… il faut vivre!…
– Je sais… je sais… dit M. Jacques en hochant la tête. Vous menez une triste existence, mon enfant, et ce doit être bien pénible pour vous, intelligente, belle comme vous êtes.
– Seriez-vous prêtre? fit Juliette Bécu non sans quelque inquiétude.
– Je ne dis pas non, répondit M. Jacques. Croyez de moi ce que vous voudrez. Peu importe. C’est de vous qu’il s’agit, et ce qui importe, c’est…
À ce moment, d’une pièce voisine, partirent des cris d’enfant qui se réveille et appelle.
Juliette Bécu se leva précipitamment en disant:
– Excusez-moi une minute, monsieur, c’est l’enfant qui demande à boire, la pauvre chérie!… Me voici! me voici! Ne pleure pas, mignonne!…
En même temps, elle entra vivement dans la pièce voisine et alla se pencher sur un berceau où une fillette de trois ans environ, un joli petit ange aux yeux mordorés, aux cheveux bouclés, était couchée dans de la dentelle.
Car si tout était triste d’usure en ce logis, le berceau était au contraire une merveille de riche élégance.
L’enfant tendit ses petites mains, et voyant Juliette, s’apaisa aussitôt et se mit à sourire. Juliette lui offrit à boire un peu de lait tiède dans une tasse de porcelaine qu’elle prit sur une veilleuse. L’enfant but, embrassa Juliette, laissa retomber sa tête sur l’oreiller, et presque aussitôt se rendormit, toute souriante.