XXXII LA NOUVELLE FEMME DE CHAMBRE
Le soir de ce jour, dans ce pavillon d’en face qui inspirait au chevalier de si terribles réflexions, dans ce charmant petit salon où nous avons déjà introduit nos lecteurs, trois personnages étaient réunis.
C’étaient M. Jacques, Juliette et le comte du Barry.
Juliette, debout, évoluait devant M. Jacques, assis, qui la regardait gravement.
Il était quatre heures.
Mais déjà les lampes étaient allumées, soit que la nuit commençât à tomber, soit que les rideaux épais eussent été soigneusement tirés.
– Eh bien! dit M. Jacques. Ce costume de nuit vous sied à ravir. Il est d’ailleurs identiquement copié sur celui que porte votre rivale. Maintenant, mon enfant, je voudrais bien vous voir dans l’autre costume… Il vaut mieux ne rien laisser au hasard… et souvent un détail, insignifiant en apparence, a renversé de grands desseins…
Juliette, comme l’avait dit M. Jacques, portait un costume de nuit, c’est-à-dire un peignoir de soie d’une richesse et d’un goût merveilleux.
Sur les derniers mots de M. Jacques, elle fit un signe d’assentiment et se retira dans sa chambre.
Elle reparut dix minutes plus tard, vêtue en soubrette, exactement le même costume que Suzon…
M. Jacques l’examina soigneusement, en vérifiant l’identité des détails sur un papier qu’il tenait à la main…
– Très bien, dit-il enfin. Voulez-vous, mon enfant, me répéter ce que vous avez à dire?
Juliette prononça quelques mots rapides qui résumaient sans doute la leçon qu’on lui avait apprise.
M. Jacques compulsa ses notes et demanda:
– Comment s’appelle la cuisinière?…
– Dame Catherine, quarante ans, vaniteuse; il y a une pièce de soie pour elle…
– Les deux filles de service?…
– Pierrette et Nicole, vingt ans, toutes deux intelligentes et intéressées, ont été choisies par Suzon; cinq mille livres à chacune…
– Et vous êtes, vous?…
– La sœur aînée de Suzon…
M. Jacques parut très satisfait de cette sorte de répétition générale.
Il se leva, prit dans ses mains les deux mains de Juliette, et d’une voix qui semblait fort émue:
– Mon enfant, lui dit il, songez que de votre habileté… de votre hardiesse, surtout, dépendent de graves intérêts… mon enfant, j’ai confiance en vous…
Il y eut alors un long silence.
Vers cinq heures et demie, la nuit était tout à fait venue.
M. Jacques, qui se promenait de long en large, s’arrêta tout à coup, et dit:
– Allons… il est temps!…
Ils sortirent tous les trois, M. Jacques impassible, du Barry sombre, et Juliette violemment émue.
Devant la maison, une voiture attendait. C’était une de ces solides berlines de voyage qui couraient les routes de porte en porte. Elle était attelée de deux vigoureux chevaux sur l’un desquels un postillon, déjà en selle, était prêt à fouetter ses bêtes.
Juliette monta dans la voiture. Du Barry se plaça près d’elle. M. Jacques s’approcha du postillon.
– Les soixante mille livres? demanda-t-il.
– Dans le coffre, Monseigneur, répondit le postillon.
– Vous avez toutes vos instructions?…
– Oui, Monseigneur: une jeune fille doit monter dans cette voiture et je dois la conduire hors Paris. Mais je n’ai pas encore l’endroit…
– Villers-Cotterêts, dit M. Jacques.
– Villers-Cotterêts, bien…
– Si la jeune fille vous demande de la conduire jusqu’à un village voisin qui s’appelle Morienval, vous la conduirez. Mais en cours de route elle ne doit communiquer avec personne… À votre retour, vous me rendrez compte des incidents, s’il y en a eu…
Cela dit, M. Jacques monta dans la voiture qui s’ébranla aussitôt et qui, dix minutes plus tard, s’arrêta à deux cents pas de la petite maison du roi.
Tous les trois descendirent, Juliette enveloppée d’un grand manteau noir qui cachait entièrement son costume de soubrette.
Ils firent le tour de la maison.
Devant la porte bâtarde du jardin, un homme attendait. Il s’avança vivement à la rencontre de M. Jacques…
C’était Bernis.
Au loin, six heures sonnèrent…
– Êtes-vous prêt? demanda M. Jacques.
– Oui, Monseigneur, répondit Bernis en dissimulant son émotion.
M. Jacques se tourna alors vers du Barry et lui remit un papier plié en quatre.
– Ce billet dans la chambre du roi, dit-il. Il faut que Lebel fasse en sorte que le roi ne sorte pas avant minuit. Il faut tout prévoir. Le chevalier sera ici à dix heures. Rappelez-vous votre besogne à ce moment-là. Deux heures ne sont pas de trop pour les incidents imprévus…
– Minuit, bien!… Et moi, ici à dix heures, dit le comte qui, ayant pris le billet, s’éloigna aussitôt dans la direction du château.
– Le signal, Bernis, dit alors M. Jacques.
En même temps, il jeta un dernier regard autour de lui. Juliette, un petit portemanteau à la main, s’était approchée de la petite porte en même temps que Bernis.
M. Jacques se posta sous les quinconces.
Bernis frappa trois petits coups à la porte du jardin.
Elle s’ouvrit aussitôt, et Suzon parut, un peu pâle et tremblante.
À cette minute, elle eut une hésitation suprême et fit un mouvement comme pour se rejeter en arrière.
Mais déjà Bernis l’avait saisie par le bras et attirée au dehors.
Au même instant, Juliette se glissa, rapide comme une ombre, dans le jardin, et la porte se referma.
– Ah! François! murmura Suzon en s’appuyant au bras de Bernis, je n’oublierai jamais les émotions que je viens d’avoir. Vous me jurez bien, au moins, qu’on n’en veut ni au roi ni à Mme d’Étioles?
– Je te jure sur ma part de paradis qu’il n’arrivera aucun mal ni à l’un ni à l’autre… Allons, viens… la voiture est là qui va t’emmener à Villers-Cotterêts. L’argent est dans le coffre… Le postillon est à tes ordres… Te voilà riche… ne m’oublie pas dans ton bonheur, ma petite Suzon… Quant à moi, je garderai toute la vie le charmant souvenir des quatre journées d’amour que je te dois…
Suzon, trop émue pour répondre, se contenta de presser contre elle le bras de son cavalier.
Ils atteignirent ainsi la voiture. Bernis, jouant jusqu’au bout son rôle d’amoureux, serra Suzon dans ses bras, puis la poussa dans la berline dont il ferma la portière à clef. Au même moment le postillon enleva ses deux chevaux, et quelques minutes plus tard, le grondement des roues s’éteignit dans le lointain…
Bernis revint alors à M. Jacques, et, s’inclinant:
– C’est fait, Monseigneur… Je n’ai plus qu’à attendre dix heures… devant la grande porte… celle-ci étant réservée au chevalier d’Assas…
– Bien, mon enfant, dit M. Jacques. Dès mon retour à Paris, venez me trouver rue du Foin. Et nous compterons. Vous avez ces jours-ci opéré avec une souplesse, une habileté, une rapidité qui vous donnent des droits.
Bernis se courba davantage. Quand il se redressa, il vit la sévère silhouette de M. Jacques qui s’enfonçait dans les ténèbres.
Juliette avait vivement traversé le jardin et était entrée dans le petit salon du rez-de-chaussée qu’éclairait une lampe. Il y avait trois jours qu’elle étudiait un plan de la maison fait par Bernis d’après les indications de Suzon; tout avait été marqué sur ce plan, jusqu’à l’emplacement des moindres meubles.
Juliette connaissait donc la maison presque aussi bien que si elle l’eût habitée.
Elle se débarrassa du manteau qui la couvrait et le jeta au fond d’une armoire. Quant au petit portemanteau qu’elle tenait à la main, elle le plaça sous un canapé… Alors Juliette regarda autour d’elle.
Elle était émue au point qu’elle tremblait. De ses deux mains, elle comprima les palpitations de son cœur, et en quelques minutes, elle parvint à dompter cette émotion, ou tout au moins à la dissimuler complètement.
Alors elle se dirigea sans hésiter vers l’antichambre qu’elle traversa, gagna l’office et apparut tout à coup à la cuisinière, la digne Catherine.
– Voyons, Catherine, fit Juliette, voici que sept heures approchent et le souper de madame n’est pas prêt… Vous savez qu’elle n’aime pas attendre…
La cuisinière s’était retournée, stupéfaite, ébahie…