La nuit était profonde dans le somptueux salon, véritable musée où s’entassaient les œuvres d’art et que Jeanne appelait son atelier. Enfouie au fond du divan soyeux, c’est ce rêve prestigieux qu’évoquait la jeune fille.
– Oh! murmura-t-elle, avoir conçu de telles magnificences pour mon cœur, et tomber aux bras d’un Le Normant d’Étioles! Appartenir à ce gnome malfaisant! Lier ma vie à celle de cette hideur morale et physique! Je suis perdue! Nul ne viendra à mon secours! Ce chevalier d’Assas! Il a dû recevoir ma lettre… il ne vient pas… il ne viendra pas… je suis perdue!…
Quelque chose comme un sanglot souleva son sein.
Tout à coup elle s’aperçut qu’elle était dans l’obscurité noire, et, frissonnante, elle alluma des flambeaux, comme si elle eût espéré, du même coup, chasser les ténèbres appesanties sur son âme.
Elle était triste à la mort.
Machinalement, elle se mit à son clavecin; ses doigts fins comme ceux d’une statue d’albâtre coururent légèrement sur les touches d’ivoire; et, comme elle cherchait un air à chanter, dans le suprême désarroi de son esprit, ce fut la ronde qui se présenta d’elle-même, la ronde qu’elle avait composée pour ses petites amies de l’Ermitage, la ronde que, si follement, si éperdument, elle avait chantée lorsque le roi lui était apparu!
Mais combien triste! Combien navrée fusa de ses lèvres la jolie mélodie si gaie! Les paroles, elle les dénatura, la musique sautillante devint une plainte d’une infinie tristesse…
Nous n’irons plus au bois… les lauriers… sont flétris…
La dernière note tomba dans le silence, pareille à un soupir… à une larme de musique.
Le dernier mot se perdit dans un râle étouffé. Elle mit ses deux mains sur ses yeux, et, les coudes sur les touches du clavecin, répéta:
– Flétris à jamais!… comme est flétri mon cœur! Oh! perdue, perdue!…
À ce moment précis, Jeanne tressaillit violemment. Elle laissa tomber ses mains de ses yeux et, le cœur bondissant, écouta… on venait d’ouvrir la grande porte de l’hôtel… en bas, il y avait des allées et venues…
– Oh! si c’était lui!… lui que j’ai appelé à mon secours… le chevalier d’Assas!
Et son angoisse était telle qu’elle demeurait clouée à sa place.
Un murmure indistinct lui parvenait… elle reconnaissait la voix de Noé, puis celle de Mme Poisson… puis la porte, à nouveau, s’ouvrait et se refermait…
Alors, prise d’un espoir insensé, elle courut à la porte de l’atelier, passa sur le palier, se pencha… et soudain, elle vit Mme Poisson qui sortait du petit salon du rez-de-chaussée, un flambeau à la main, et qui montait l’escalier…
Que se passait-il?
Pourquoi Héloïse Poisson avait-elle jeté un si étrange regard dans le petit salon avant de se mettre à monter?
Légère comme un sylphe, Jeanne bondit, rentra dans l’atelier, éteignit les flambeaux et se blottit derrière un paravent – précieux bibelot venu à grands frais du fond de la Chine.
Héloïse ouvrit la porte et appela:
– Jeanne, mon enfant, es-tu là?…
La matrone attendit un instant, puis se retira en grommelant:
– Dans sa chambre sans doute! Au fait, il vaut mieux la laisser dormir… il est inutile qu’elle sache quel hôte nous abritons ce soir… un hôte qu’on trouvera peut-être mort demain matin… mais est-ce ma faute?…
Jeanne demeura immobile pendant quelques minutes.
Puis, quand le silence fut redevenu profond dans l’hôtel, quand elle n’entendit plus aucun bruit, elle se glissa à travers les meubles de l’atelier, descendit et s’arrêta devant la porte du petit salon.
Elle éprouvait une insurmontable angoisse.
Pourquoi? Elle n’eût su le dire!
Il n’y a rien de mystérieux et de redoutable comme une porte fermée derrière laquelle on suppose qu’il se passe ou qu’il s’est passé un événement considérable, peut-être terrible.
Tout à coup elle se décida et ouvrit.
Elle vit un jeune homme couché sur le canapé, et frissonna longuement:
– Le chevalier d’Assas!…
Son premier mouvement fut tout de joie instinctive: il avait donc reçu la lettre! Il accourait donc à son secours!… Mais quoi! Immobile? Comme mort? Sans souffle? La figure violacée?… Oh! mais il allait mourir!… Seigneur! Mort, peut-être!
Elle bondit vers lui… Non… il vivait! Un léger râle s’échappait de ses lèvres tuméfiées, les veines des tempes battaient et gonflaient… Les yeux étaient ouverts, et un rayon de ces yeux atones, vitreux, oui, un rayon d’amour monta vers elle et la fit palpiter…
Elle comprit que ce beau chevalier se sentait mourir! Elle comprit que sous ce front hardi, intelligent, harmonieux, à la minute tragique de la mort, il y avait pour elle une pensée d’amour pur et d’infini dévouement…
Elle saisit sa main, se pencha:
– Chevalier… m’entendez-vous?… chevalier d’Assas?… Oh!… il demeure inerte… il se meurt!… Pourquoi l’a-t-on laissé seul ici, sans secours?…
Pourquoi la Poisson s’est-elle éloignée?… Horreur!…
Elle a donc voulu le laisser mourir?
Toute droite, les yeux agrandis par l’épouvante de ce qu’elle croyait deviner, elle demeura un instant comme pétrifiée…
Puis elle eut ce mouvement de tête qui est un défi à la destinée, un appel de bataille!…
En quelques secondes, elle eut arraché le col qui enserrait le cou du chevalier, lacéré la dentelle de son jabot, ouvert l’habit, mis à nu la gorge et la poitrine…
Un profond soupir gonfla cette poitrine et une larme perla aux paupières de ces yeux étrangement fixes d’où montait, comme du fond d’une tombe, un rayon d’amour…
Jeanne portait toujours sur elle un flacon de sels, puissant révulsif qu’elle fit respirer au jeune homme. Puis, plaçant le flacon de manière qu’il continuât à en ressentir les effluves, elle courut chercher de l’eau, rafraîchit le front et les tempes du chevalier…
Pendant une demi-heure, penchée sur cet agonisant, elle lutta contre la mort. Vaillante, obstinée, silencieuse, variant de minute en minute les soins tout instinctifs qu’elle imaginait, elle procéda d’intuition avec toute la souple habileté qu’eût déployée un grand médecin.
Cette vierge ne songea pas un instant à s’offenser de cette poitrine d’homme qu’elle avait mise à nu. Elle n’était plus une femme, une jeune fille: elle était l’ange sauveur qui arrache un être à la mort. Pendant ces terribles minutes, elle oublia son propre malheur.
Bientôt, cependant, la respiration du chevalier d’Assas devint moins haletante. Sa figure prit une teinte plus pâle; la redoutable couleur violacée disparut; et il parut évident que tout danger de suffocation était écarté.
Une heure se passa encore, pendant laquelle les yeux gardèrent cette effrayante immobilité, cet aspect vitreux qui est le signe de l’anéantissement de l’intelligence.
Puis, peu à peu, la pensée rayonna dans ce regard:
Une pensée de reconnaissance et d’amour!…
Jeanne sourit.
– Vous voilà sauvé, dit-elle. Vous m’entendez, n’est-ce pas? Vous me comprenez?…
Les yeux du chevalier, lentement, doucement, se tournèrent vers la main de la jeune fille.
Elle comprit!
Elle posa ses doigts fins sur les lèvres brûlantes, et, dans un effort de l’amour, ces lèvres parvinrent à déposer un baiser sur la main qu’on leur offrait…
Alors l’âme du chevalier se noya dans une sorte d’extase; sa pensée put mesurer l’énorme fatigue qui enlisait son cerveau; il comprit qu’il allait s’endormir… sans pouvoir prononcer un mot de remerciement, sans pouvoir exprimer, fût-ce par un souffle, les sentiments qui débordaient de son cœur.
Alors, aussi, par un rapide et violent retour sur elle-même, Jeanne songea que le lendemain, dans quelques heures, elle serait entraînée à l’église et qu’elle appartiendrait à jamais au malfaisant gnome qu’elle haïssait, dont le seul aspect lui causait une insurmontable horreur!…
Et celui qui pouvait la sauver était là, sous ses yeux… impuissant!…
Oh! il fallait à tout prix réveiller cette torpeur!…
D’Assas fermait les yeux: la réaction naturelle se produisait; le sommeil s’emparait de lui, invincible, inévitable… non pas ce sommeil qui suit les veilles prolongées et contre lequel on peut encore lutter, mais une sorte d’écrasement de la pensée meurtrie…
– Chevalier, murmura Jeanne, écoutez-moi… par pitié…
D’Assas avait vaguement entendu sans doute. Cet appel à sa pitié galvanisa une seconde son esprit. Il entr’ouvrit les yeux.