J'arrêtai la voiture devant sa porte. Au moment de le quitter, je lui demandai s'il avait besoin d'aide.
– Non, répondit sa voix bougonne.
Il avait donc conservé l'usage de la parole si l'on peut appeler usage une utilisation aussi parcimonieuse.
La question qui me brûlait les lèvres s'échappa de ma bouche:
– Savez-vous que c'est moi qui vous ai sauvé la vie?
Pour la première fois, monsieur Bernardin fut terrifiant d'éloquence. Non qu'il renouvelât son vocabulaire, mais il exploita son silence et son regard comme un rhéteur patenté. Il planta des yeux outrés dans les miens, se tut jusqu'à la limite du supportable et, quand la durée de mon apnée lui parut suffisante, se contenta de dire:
– Oui.
Puis il se retourna et entra chez lui.
Glacé, je regagnai la Maison. Juliette me demanda comment il allait. Je répondis:
– Comme d'habitude.
– J'ai préparé encore plus de soupe qu'hier. Je l' ai mise en bonne vue sur la table de leur séjour.
– C'est gentil mais, à l'avenir, laisse-le se débrouiller.
– Tu ne crois pas que cela lui ferait plaisir si je cuisinais à sa place?
– Juliette, tu n'as pas encore compris: rien ne lui fait plaisir!
Le lendemain matin, la casserole trônait devant notre porte; on n'avait pas touché au contenu.
C'était une fin de non-recevoir.
Les semaines s'écoulèrent. Contrairement à ce que j'avais redouté, le voisin ne vint pas chez nous une seule fois. C'était à peine s'il mettait le nez dehors. Pourtant, la douceur du mois d'avril était comme une provocation: Juliette et moi passions des heures dans le jardin. Nous y prenions le déjeuner et même le petit déjeuner. Nous faisions de longues promenades en forêt, où les oiseaux nous jouaient Le Sacre du printemps revu et corrigé par Janacek.
Palamède ne sortait que pour aller au village en voiture. Les commissions constituaient l'unique élément social de son existence.
Arriva mai, le mois de toutes les mièvreries – je dis cela sans aucune ironie: le pauvre citadin que j'avais toujours été se délectait sans retenue des mille afféteries de la nature et ne dédaignait aucun lieu commun. Les minauderies du muguet me plongeaient dans les émois les plus sincères.
Je racontai à ma femme la légende de la forêt des lilas, comme m'y incitaient les déflagrations bleues et blanches du jardin. Juliette assura qu'elle n'avait jamais entendu une aussi belle histoire; il fallut que je la lui dise chaque jour.
Monsieur et madame Bernardin devaient être insensibles à ce kitsch printanier: on ne les voyait jamais dans leur jardin. Leurs fenêtres étaient toujours fermées, comme s'ils craignaient de dilapider leur précieuse puanteur.
– Ça vaut bien la peine d'habiter la campagne, dit Juliette.
– N'oublie pas que s'il a choisi de vivre ici, c'est pour cacher sa femme. Palamède se fout éperdument des petites fleurs.
– Et elle? Je suis sûre qu'elle les aime et qu'elle serait ravie de les voir.
– Il a honte d'elle, il ne veut pas la montrer.
– Mais nous savons déjà à quoi elle ressemble! Il n'y aurait personne d'autre que nous pour l'apercevoir.
– Le bonheur de Bernadette ne l'obsède pas.
– Quel salaud! Séquestrer cette malheureuse! Et nous tolérons cela?.
– Que veux-tu qu'on fasse? Il n'y a rien d'illégal dans son attitude.
– Et si on allait la chercher pour la conduire dehors, ce serait illégal?
– Tu as vu comment elle marche?
– Pas pour marcher. On la mettrait dans le jardin pour qu'elle voie les fleurs, pour qu'elle respire l'air.
– Il ne nous donnerait jamais son accord.
– On ne le lui demandera pas! On le prendra au dépourvu, on ira chez lui en disant: «Nous venons chercher Bernadette pour passer l'après-midi avec nous sur notre terrasse.» Qu'est-ce qu'on risque?
Peu enthousiaste, je dus convenir qu'elle avait raison. Après le déjeuner, nous allâmes frapper à leur porte (je pensais que c'était le monde à l'envers). Personne n'ouvrit. Je me mis à taper comme une brute, à l'exemple de Palamède cet hiver, mais je n'avais pas sa force. Il n'y eut aucune réaction.
– Et dire que moi, je me croyais obligé de lui ouvrir! m'exclamai-je, les poings en feu.
Juliette finit par entrer d'autorité. Le courage de cette fillette de soixante-cinq ans me stupéfiait. Je la suivis. Le remugle de cet intérieur cauchemardesque avait encore empiré.
Monsieur Bernardin était vautré dans un fauteuil du salon, environné d'horloges. Il nous regarda avec une lassitude exaspérée, l'air de penser que nous étions des voisins bien envahissants – ce qui, venant de lui, était un comble.
Sans lui dire un mot, comme s'il n'existait pas, nous montâmes à l'étage. Le kyste reposait sur sa paillasse. Il portait une chemise de nuit rose avec des marguerites blanches.
Juliette l'embrassa sur les deux joues:
– On va vous conduire dans le jardin, Bernadette! Vous verrez comme il fait beau.
Madame Bernardin se laissa tracter de bonne grâce: nous lui tenions chacun une main. Elle descendit les marches une par une, à l'exemple des enfants de deux ans. Nous passâmes devant Palamède sans expliquer où nous allions – sans même le regarder.
Comme il n'y avait pas de chaise à la taille du monstre, j'avais étendu sur l'herbe un drap jonché de coussins. Nous y avions déposé la voisine; couchée sur le ventre, elle contemplait le jardin avec une expression proche de l'étonnement. Son tentacule droit caressait les pâquerettes: il en ramena une à un centimètre de ses yeux, pour l'examiner.
– Je crois qu'elle est myope, dis-je.
– Tu te rends compte que sans nous, cette femme n'aurait jamais vu une pâquerette de près? s'indigna Juliette.
Bernadette soumit la nouveauté à chacun de ses sens: après avoir regardé le végétal, elle le huma, puis l'écouta, ensuite le promena sur son front, enfin le mastiqua et l'avala.
– Sa démarche est incontestablement scientifique! m'extasiai-je. Cette personne est intelligente!
Comme pour démentir mes paroles, la créature se mit à tousser d'une manière répugnante jusqu'à ce que la pâquerette ressorte: cette nourriture ne lui convenait pas.
Au prix d'un effort pathétique, elle se tourna sur le dos; puis elle se laissa retomber, haletante et inerte. Ses yeux se fixèrent sur le bleu du ciel et n'en bougèrent plus. Il n'y avait aucun doute: elle était heureuse. Cela la changeait du plafond obscur de sa chambre.
Vers 4 heures, Juliette alla chercher du thé et des petits gâteaux. Elle s'approcha de la gisante et lui glissa des morceaux de sablé dans l'orifice buccal. Notre invitée poussait des gloussements: elle aimait ça.
A notre grande stupeur, nous entendîmes un hurlement:
– Elle ne peut pas manger ça!
C'était Palamède qui, depuis des heures, nous épiait derrière la fenêtre de son salon, attendant que nous commettions une «erreur». Au vu de notre crime, il était sorti sur le pas de la porte pour nous rappeler à l'ordre.
Royale, ma femme reprit son flegme et continua à nourrir le kyste, comme s'il ne s'était rien passé. Je n'en menais pas large: et s'il venait nous rouer de coups? Il était bien plus fort que nous.
Mais la manœuvre de Juliette l'intimida. Décontenancé, il resta dix minutes sur le seuil à contempler notre désobéissance. Après quoi, pour partir en beauté, il cria derechef:
– Elle ne peut pas manger ça!
Il disparut dans son entrepôt d'horloges.
A la tombée du soir, nous avons reconduit madame Bernardin chez elle. Nous sommes entrés sans frapper. Le mari nous gratifia d'un: «Et si elle est malade, ce sera votre faute!»
– Vous seriez content, n'est-ce pas, si votre femme était malade? avait dit Juliette.
Nous l'avons réinstallée sur sa paillasse.
Elle semblait épuisée par tant d'émotions.
Il fallait s'y attendre: le lendemain, il avait fermé à double tour toutes les portes de sa demeure.
– Il séquestre sa femme, Emile! Et si on appelait la police?
– Hélas, il n'y a toujours rien d'illégal dans son attitude.
– Même si on précise qu'il a tenté de se suicider?
– Le suicide n'est pas illégal non plus.
– Et s'il était en train de tuer sa femme?
– Nous n'avons aucune raison de le soupçonner.
– Enfin, quoi, tu te rends compte qu'il l'enferme seulement parce qu'elle a grignoté des sablés?
– Il veut peut-être qu'elle maigrisse.
– Ça lui servirait à quoi, de maigrir, avec la vie qu'elle mène? Et puis, il ne s’est pas regardé, lui!
– Le fond de l'affaire, nous le connaissons. Monsieur Bernardin n'éprouve aucun plaisir à vivre: il ne peut tolérer que sa femme ne soit pas comme lui. Hier, il l'a vue s'extasier devant une pâquerette, se pâmer devant le bleu du ciel, puis éructer de délectation en mangeant des gâteaux. C'est plus qu'il n'en peut supporter.
– Et tu ne trouves pas ça dégoûtant, d'empêcher une pauvre vieille anormale de jouir de la vie?
– Si, Juliette! Le problème n'est pas là: aussi longtemps qu'il restera dans la légalité, nous ne pourrons rien faire.
– Je me demande ce qui me retient de casser une fenêtre pour aller chercher Bernadette.
– En ce cas, c'est lui qui serait en droit d'appeler la police. Nous serions bien avancés.
– Peut-on vraiment ne pas réagir?
– Je vais te dire une chose terrible: hier, en désirant lui offrir un beau moment, nous avons nui à cette malheureuse. Elle est enfermée par notre faute, à présent. Je crois qu'il vaut mieux limiter les dégâts. Plus nous voudrons l'aider, plus nous aggraverons son sort.
L'argument porta. Juliette ne parla plus de secourir le kyste. Mais il était clair que cette affaire l'obsédait. Le printemps n'arrangeait rien: chaque jour était plus suave que le précédent. Je finissais par espérer qu'il pleuve: le beau temps désolait ma femme. En promenade, elle disait:
– Elle ne voit pas ces groseilliers sanguins. Elle ne voit pas ces feuillages vert tendre.
Inutile-de préciser qui désignait ce «elle». Le moindre bourgeon devenait une pièce à conviction et allongeait un réquisitoire qui, je le sentais bien, était le mien et non celui du voisin.
Un matin, j'explosai:
– Au fond, tu me reproches de l'avoir empêché de se suicider!
Elfe répondit d'une petite voix ferme:
– Non, pas du tout. Il fallait l'empêcher.
Elle avait de la chance d'en être si convaincue. Moi, je ne l'étais plus. Je me mordais les doigts de l'avoir sauvé. Je me donnais tort à cent pour cent.