Je murmurai avec une sorte d'affection:
– S'il était mort, qui est-ce qui aurait veillé sur toi? Peux-tu te servir de tes mains enfin, de tes tentacules? Comment occupes-tu tes journées? On ne peut pas manger et dormir sans interruption. Sais-tu à qui tu me fais penser'? A Régine, la chienne de ma grand-mère. Enfant, je l'adorais. Une vieille bête énorme qui partageait sa vie entre le sommeil et la nourriture. Elle ne se réveillait que pour manger, elle se rendormait à la seconde où elle avait fini. Pour qu'elle bouge de dix mètres, il fallait la traîner. Ton emploi du temps est-il identique à celui de Régine?
Il y avait au moins cinquante ans que j'avais oublié la grossè chienne. Je souris à ce souvenir.
– Les gens se moquaient d'elle. Moi, je l'aimais. Je l'avais observée: elle avait décidé de ne vivre que pour le plaisir. Quand elle mangeait, sa queue frétillait. Quand elle dormait, elle était comme toi: sa chair regorgeait de volupté. Au fond, elle et toi, vous êtes des philosophes.
A mes yeux, il n'y avait rien d'insultant à comparer quelqu'un à une bête. Quiconque a pratiqué les auteurs grecs et latins sait l'estime que l'on doit au Règne. Inutile de préciser «règne animal», puisque, ô justesse du vocabulaire, il n'y a pas de règne humain.
Je contemplais madame Bernardin avec attendrissement. Son sommeil capitonné dans sa graisse était le plus apaisant des spectacles. Je me pris à espérer qu'elle ne se réveillât jamais.
L'invraisemblable se produisit: moi que tout prédisposait à l'insomnie, en particulier cette nuit-là, je m'endormis sur le pouf synthétique, bercé par le râle de Bernadette.
Je m'éveillai en sursaut. Du fond de sa paillasse, le kyste osait à peine me regarder; il exprimait son intimidation par de minuscules grognements.
Une armada d'horloges m'assenèrent qu'il était 8 heures du matin. Je me rappelai ma mission. Embarrassé, je commençai avec douceur:
– Bernadette… Votre mari a eu un petit accident. Il est à l'hôpital. N'ayez aucune crainte, il est hors de danger.
Madame Bernardin ne réagit pas. Elle continuait à me contempler. Je crus nécessaire d'expliquer:
– Il a essayé de se suicider. Je l'en ai empêché. Vous comprenez?
Je n'ai jamais su si elle avait compris. Elle reposa la tête sur sa paillasse. Un poète eût dit qu'elle avait l'air pensif: en réalité, elle n'avait aucun air.
Lâche, découragé et perplexe, je m'en allai. Après tout, j'avais accompli mon devoir. Ou'eussé-je pu faire de plus?
Au sortir de la demeure des voisins, la pureté de l'air me frappa. Elle m'éblouit davantage que la lumière. Comment avais-je réussi à respirer dans cet antre nauséeux? Il me sembla qu'il était bon de faire partie des vivants.
A la Maison, Juliette courut dans mes bras.
– Emile, j'avais si peur!
– Des nouvelles de l'hôpital?
– Oui, il va bien. Il rentrera après-demain. Les médecins l'ont interrogé sur le motif de son geste; Il n'a rien répondu.
– Le contraire m'eût étonné!
– Ils lui ont demandé s'il allait recommencer. Il a dit non.
– A la bonne heure. Est-ce qu'ils savent qu'il est lui-même docteur?
– Aucune idée. Pourquoi? Qu'est-ce que cela change?
– Il me semble seulement que le suicide d'un médecin a de quoi attirer l'attention.
– Plus qu'un autre?
– Peut-être. En quelque sorte, c'est une violation du serment d'Hippocrate.
– Raconte-moi plutôt comment Bernadette a pris la chose.
Je retraçai les dernières heures. Je me complus à décrire l'intérieur de la maison Bernardin. Juliette criait de répulsion et rigolait presque en même temps.
– Crois-tu que l'on doive s'occuper d'elle? demanda-t-elle.
– Je n'en sais rien. Nous risquerions de lui causer plus de mal que de bien.
– Il faut au moins la nourrir. Nous lui apporterons de la soupe.
– Du chocolat fondu?
– Comme dessert. En plus d'une grande casserole de soupe aux légumes. Je suppose qu'elle mange beaucoup.
– Ça va être sa fête. A mon avis, elle va passer deux jours merveilleux, sans son mari.
– Qui sait? Peut-être l'aime-t-elle.
Je ne dis rien, mais il me paraissait impossible d'aimer Palamède.
A Mauves, nous avons acheté la quasi-totalité des légumes de l'épicerie. De retour du village, nous avons préparé une marmite de soupe. Je regardais ce déluge bouillonner au fond du fait-tout, recrachant poireaux et céleris vers la surface: on eût dit une tempête en mer, avec valse d'algues et de plancton. J'imaginais le devenir de ce brouet océanique dans les entrailles du kyste: un véritable déjeuner de baleine, tant par la nature que par la quantité.
Vers midi, Juliette et moi avons transporté un plateau de l'autre côté de la rivière. Nous n'étions pas trop de deux pour une telle charge: une marmite de soupe et une petite casserole de sauce au chôcolat. Ma femme rit de dégoût en entrant dans la cuisine:
– C'est pire que ce que tu m'avais raconté!
– L'odeur ou l'aspect?
– Tout!
Il n'y avait personne en bas. Nous sommes montés à l'étage: madame Bernardin n'avait pas quitté sa paillasse. Elle ne dormait pas, elle ne faisait rien: sa sérénité lui tenait lieu d'occupation. Juliette se lança dans des effusions dont la sincérité me surprit:
– Bernadette, j'ai beaucoup pensé à vous. Votre courage est admirable. L'hôpital a téléphoné: votre mari va très bien, il sera de retour après-demain.
Nous n'avons jamais su si elle avait compris ou même écouté: elle avait toléré le baiser de ma femme, le regard fixé sur la petite casserole. Son flair en identifia aussitôt le contenu. Elle, si calme, se mit à glousser en lançant ses tentacules vers l'objet de délices.
– Oui, nous vous avons préparé deux soupes différentes. Il faut commencer par la grande; l'autre, c'est le dessert.
L'obèse ne voulait rien entendre. Après tout, en quoi l'ordre des plats nous importalt-il? Juliette lui donna la saucière: la voisine trépignait, salivait avec fracas. Ses tentacules se refermèrent autour du trésor qu'elle brandit jusqu'à son orifice buccal. Elle en but le contenu d'une traite en mugissant comme un hybride de phacochère et de cachalot.
Le spectacle de ce plaisir réjouissait et répugnait à la fois: un coin de la bouche de ma femme souriait, tandis que le coin opposé s'empêchait de vomir.
Le kyste reposa la casserole vide: il en avait léché les parois, de sorte qu'elle fût immaculée. La longue langue ressortit encore pour lessiver le menton et la moustache. Il se passa alors une chose émouvante: madame Bernardin poussa un soupir – un interminable soupir de bien-être, avec une pointe de déception parce que c'était fini.
Juliette versa de la soupe aux légumes dans un bol et le lui tendit. Bernadètte renifla avec curiosité, lapa un coup et parut éprouver de la sympathie pour notre brouet. Elle l'avala avec des bruits d'évier.
– J'aurais dû passer la soupe, dit ma femme en voyant que les lambeaux de verdure n'entraient pas dans l'orifice buccal et restaient collés au menton, comme du varech sur une plage.
Ensuite, la voisine émit un rot melvillien et se laissa retomber sur la paillasse. L'espace d'une seconde, je crus lire dans son regard une expression de reine-mère disant à ses sujets:
– Merci, braves gens, vous pouvez disposer.
Elle ferma les yeux et s'endormit aussitôt. Le râle de son sommeil se conjuguait à une digestion aussi sonore qu'une lessiveuse.
Attendri et révulsé, je chuchotai:
– On laisse la casserole et on s'en va.
Le lendemain, Juliette passa la soupe.
Deux jours d'affilée, nous avons retrouvé la marmite vidée et madame remplie. Elle ne quittait pas sa chambre, sauf pour ses besoins – nous étions soulagés qu'il ne fallût pas l'aider pour cette dernière fonction.
– Si tu veux mon avis, Bernadette est en train de passer les jours les plus heureux de sa vie.
– Tu crois? demanda ma femme.
– Oui. D'abord, ta cuisine est certainement meilleure que celle de son mari: comme la nourriture est l'essentiel de son existence, ce changement est pour elle une merveilleuse révolution. Mais le mieux, c'est que nous lui fichons la paix. Je suis persuadé que Palamède la force à se lever, à descendre au salon sans aucune raison.
– Pourquoi ferait-il ça?
– Pour l'emmerder. C'est son obsession.
– Peut-être aussi pour la laver. Ou pour la changer.
Je ris en pensant à la chemise de nuit de madame Bernardin: une titanesque robe en polyester imprimé de fleurs des champs, avec une collerette en dentelle de village.
– Tu ne crois pas qu'on devrait lui donner un bain? suggéra Juliette.
L'espace d'un instant, je vis une baignoire pleine de chairs blanchâtres.
– Je propose qu'on laisse cette tâche à son mari.
Le surlendemain, l'hôpital téléphona: on nous donna le feu vert pour récupérer l'autre moitié du couple.
– J'irai seul. Tu as la soupe du kyste à préparer.
Au volant de la voiture, je me trouvai insensé d'aller le chercher. «On devrait le leur laisser», pensai-je.
Au secrétariat, on me fit signer une liasse de papiers incompréhensibles. Monsieur Bernardin, impavide, m'attendait dans un couloir. L'ennui universel pesait sur sa chaise. Quand il me vit, il prit cet air mécontent qu'il avait toujours pour moi. Il ne dit rien, souleva la masse de son corps et me suivit. Je remarquai que les infirmières n'avaient pas lavé ses vêtements, lesquels portaient encore des traces de vomissures.
Pendant le trajet en voiture, il ne prononça pas un mot. Cela m'arrangeait bien. Je lui racontai que nous avions nourri sa femme durant son absence. Il ne réagissait à rien, ne regardait rien; je me demandai si l'intoxication au gaz n'avait pas ravagé le peu de facultés mentales qui lui restaient…
Il faisait splendide, ce jour-là: c'était un début d'avril comme on les décrit dans les manuels scolaires, avec des fleurs légères comme des héroïnes de Maeterlinck. Je me dis que, si j'avais réchappé à une tentative de suicide, un printemps aussi délicieux m'aurait chaviré le cœur au point d'en pleurer: ce paysage saturé de renouveau m'aurait semblé lié à ma propre résurrection et m'aurait réconcilié en profondeur avec ce monde que j'avais voulu quitter.
A l'évidence, Palamède était imperméable à tout cela. Je ne l'avais jamais vu aussi tassé sur lui-même.