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– Quelle aubaine de vous avoir pour voisin!

Il resta impassible. Je lui trouvais l'air d'un bouddha triste. En tout cas, on ne pouvait pas lui reprocher d'être bavard.

Pendant deux heures, immobile dans le fauteuil, il répondit à mes questions anodines. Il mettait du temps à parler, comme s'il lui fallait réfléchir, même quand je l'interrogeais sur le climat.

Il me parut touchant: je ne doutai pas un instant que cette visite l'ennuyait. Il était clair qu'il s'y était senti obligé par une conception naïve des convenances. Il semblait attendre désespérément le moment de partir. Je voyais qu'il était trop gourd et empêtré pour oser prononcer les paroles libératrices: «Je ne vais pas vous déranger plus longtemps», ou: «Je suis content d'avoir fait votre connaissance.»

Au bout de ces deux heures pathétiques, il finit par se lever. Je crus lire sur son visage ce message désemparé: «Je ne sais pas quoi dire pour partir sans être grossier.»

Attendri, je volai à son secours:

– Comme c'est gentil à vous de nous avoir tenu compagnie! Mais votre femme doit s'inquiéter de votre absence.

Il ne répondit rien, enfila son manteau, prit congé et sortit.

Je le regardai s'éloigner en réprimant mon envie de rire. Quand il fut à distance, je dis à Juliette:

– Pauvre monsieur Bernardin! Comme sa visite de courtoisie lui a pesé!

– Il n'a pas beaucoup de conversation.

– Quelle chance! Voici un voisin qui ne nous dérangera pas.

Je serrai ma femme dans mes bras en murmurant:

– Te rends-tu compte à quel point nous sommes seuls, ici? Te rends-tu compte à quel point nous allons être seuls?

Nous n'avions jamais rien voulu d'autre.

C'était un bonheur sans nom.

Comme disait le poète cité par Scutenaire: «On n'est jamais assez rien du tout.»

Le lendemain, vers 4 heures, monsieur Bernardin vint frapper à la porte.

Comme je le faisais entrer, je pensai qu'il allait nous annoncer la visite de courtoisie de madame Bernardin.

Le docteur prit le même fauteuil que la veille, accepta une tasse de café et se tut.

– Comment allez-vous depuis hier?

– Bien.

– Votre femme nous fera-t-elle, elle aussi, l'honneur d'une visite?

– Non.

– J'espère qu'elle va bien?

– Oui.

– Forcément. La femme d'un médecin ne peut pas être en mauvaise santé, n'est-ce pas?

– Non.

Je m'interrogeai un instant sur ce non, songeant aux règles logiques des réponses aux questions négatives. J'eus la sottise d'enchaîner:

– Si vous étiez un Japonais ou un ordinateur, je serais forcé de conclure que votre femme est malade.

Silence. Une bouffée de honte m'assaillit.

– Excusez-moi. J'ai été professeur de latin pendant près de quarante années et je m'imagine parfois que les gens partagent mes obsessions linguistiques.

Silence. Il me sembla que monsieur Bernardin regardait par la fenêtre.

– Il ne neige plus. Heureusement. Vous avez vu ce qui est tombé cette nuit?

– Oui.

– Neige-t-il autant, chaque hiver, ici?

– Non.

– La route est-elle parfois bloquée par la neige?

– Parfois.

– Le reste-t-elle longtemps?

– Non.

– Ah. La voirie s'en occupe vite?

– Oui.

– Tant mieux.

Si, à mon âge, je me souviens avec une telle précision d'une conversation vieille d'un an et d'une insignifiance pareille, c'est à cause de la lenteur des réponses du docteur. A chacune des questions précitées, il mettait un quart de minute avant de réagir.

Après tout, de la part d'un homme qui semblait avoir soixante-dix ans, c'était normal. Je pensai que, dans cinq années, je l'aurais peut-être rejoint.

Timide, Juliette vint s'asseoir à côté de monsieur Bernardin. Elle le contemplait avec ce regard que j'ai déjà décrit, fait d'attention respectueuse. Ses yeux à lui restaient dans le vague.

– Encore une tasse de café, monsieur? demanda-t-elle.

Il refusa. «Non.» Je fus un rien choqué par l'absence de «merci» et de «madame». Il était clair que les mots «oui» et «non» constituaient l'essentiel de son vocabulaire. Quant à moi, je commençais à me demander pourquoi il s'incrustait. Il ne disait rien et n'avait rien à dire. Un soupçon s'insinua en ma pensée:

– Etes-vous bien chauffé, chez vous, monsieur?

– Oui.

Ma tournure d'esprit expérimentale me poussa néanmoins à prolonger l'examen, histoire d'explorer les limites de son laconisme.

– Vous n'avez pas de feu ouvert, je crois?

– Non.

– Vous vous chauffez au gaz?

– Oui.

– Ça ne vous pose pas de problème?

– Non.

Cela ne s'arrangeait pas. J'essayai une question à laquelle il n'était pas possible de répondre par oui ou par non:

– Comment occupez-vous vos journées?

Silence. Son regard se courrouça. Il plissa les lèvres, comme si je l'avais offensé. Ce mécontentement muet m'impressionna au point de me faire honte.

– Pardonnez-moi, je suis indiscret.

L'instant d'après, ce repli me parut ridicule.

Ma question n'avait rien de choquant! C'était lui qui était impoli, en venant nous envahir sans avoir rien à nous dire.

Je réfléchis que, même s'il avait été bavard, son comportement eût été incorrect. Et eussé-je préféré qu'il m'arrosât d'un flot de paroles? Difficile à préciser. Mais comme son silence était crispant!

J'imaginai soudain une autre possibilité: il avait un service à nous demander et n'osait pas. Je lançai diverses suggestions:

– Avez-vous le téléphone?

– Oui.

– La radio, la télévision?

– Non.

– Nous non plus. On vit très bien sans, non?

– Oui.

– Vous avez des problèmes de voiture?

– Non.

– Aimez-vous lire?

– Non.

Il avait au moins le mérite de la franchise.

Mais comment pouvait-on vivre dans ce trou perdu sans le goût de la lecture? J'en fus effrayé. D'autant qu'il avait dit, la veille, ne pas avoir de clients au village.

– Un bel endroit pour les promenades, ici.Vous vous promenez souvent?

– Non.

J'examinai sa graisse en pensant que j'aurais dû m'en douter. «Curieux, quand même, qu'un médecin soit si gros!» me dis-je.

– Vous avez une spécialisation? J'obtins une réponse d'une longueur record:

– Oui, en cardiologie. Mais j'exerce comme généraliste.

Stupéfaction. Cet homme à l'air abruti était cardiologue. Cela supposait des études ardues, acharnées. Il y avait donc une intelligence dans cette tête.

Fasciné, j'inversai alors tout ce que j'avais cru: mon voisin était un esprit supérieur. S'il mettait quinze secondes à trouver des réponses à mes questions simplistes, c'était une manière de souligner l'inanité de mes interrogations. S'il ne parlait pas, c'était parce qu'il n'avait pas peur du silence. S'il ne lisait pas, ce devait être pour un motif mallarméen, conforme à ce que j'entrevoyais de sa triste chair. Son laconisme et sa prédilection pour les oui et les non en faisaient un disciple de saint Matthieu et de Bernanos. Ses yeux qui ne regardaient rien trahissaient son insatisfaction existentielle.

Dès lors, tout s'expliquait. S'il vivait ici depuis quarante ans, c'était par dégoût du monde. Et s'il venait chez moi pour se taire, c'était pour tenter, à l'approche de la mort, une communication d'un genre nouveau.

Je résolus de me taire aussi.

C'était la première fois de ma vie que je me taisais en tête à tête avec quelqu'un. Pour être plus exact, je l'avais déjà fait avec Juliette: c'était d'ailleurs le mode le plus fréquent de notre échange qui avait eu le temps, depuis nos six ans, de dépasser le langage. Mais je ne pouvais pas en espérer autant avec monsieur Bernardin.

Pourtant, au début, j'entrai dans son silence avec confiance. Cela paraissait facile. Il suffisait de ne plus remuer les lèvres, de ne plus chercher la phrase à dire. Hélas, tous les mutismes ne se ressemblent pas: celui de Juliette était un univers feutré, riche de promesses et peuplé d'animaux mythologiques, quand celui du docteur crispait dès le vestibule et ne laissait de l'être humain qu'une matière indigente.

J'essayai de tenir encore, comme un plongeur tente de prolonger une apnée. C'était un séjour terrible que le silence de notre voisin. Mes mains devenaient moites et ma langue sèche.

Le pire, c'est que notre hôte semblait incommodé par ma tentative. Il finit par me regarder d'un air outré, comme pour signifier: «Vous êtes bien grossier de ne pas me faire la conversation!»

Je rendis les armes. Mes lèvres pusillanimes se mirent en mouvement pour produire du bruit – n'importe quel bruit. A ma grande surprise, ce fut:

– Ma femme se homme Juliette et moi Emile.

Je n'en revenais pas. Quelle familiarité ridicule! Je n'avais jamais voulu informer ce monsieur de nos prénoms. Pourquoi diable mon appareil phonatoire adopta-t-il ce genre de manières?

Le docteur sembla partager maréprobation car il ne dit rien, pas même: «Ah.» Il n'y eut pas non plus dans ses yeux cet écho vague dont la traduction est: «J'ai entendu.»

J'eus l'impression que nous venions de nous livrer à une partie de bras de fer et qu'il m'avait écrasé. Son visage affichait l'impassibilité du triomphe.

Et moi, misérable vaincu, je m'enfonçai:

– Quel est votre prénom, monsieur?

Après la quinzaine de secondes rituelle, sa voix toujours atone me répondit:

– Palamède..

– Palamède? Palamède! C'est merveilleux! Ignorez-vous que c'est Palamède qui a inventé le jeu de dés, pendant le siège de Troie?

Je ne saurai jamais si monsieur Bernardin était au courant car il ne dit rien. Quant à moi, j'étais tout à la joie de ce divertissement onomastique.

– Palamède! Cela sied à votré côté mallarméen: «Un coup de dés jamais n'effacera le hasard!»

Notre voisin eut l'air de prendre ma remarque de haut. Il se taisait, comme si j'avais dépassé les bornes du grotesque.

– Comprenez-moi: je ris parce que votre prénom est inattendu. Mais c'est très joli, Palamède.

Silence.

– Votre père était-il, comme moi, professeur de langues anciennes?

– Non.

«Non»: c'est tout ce que j'avais le droit d'apprendre au sujet de monsieur Bernardin père. Je commençais à trouver la situation irritante. J'ai toujours eu horreur de poser des questions aux gens. Après tout, si j'étais venu m'enterrer dans ce trou perdu, c'était pour ça. Un observateur extérieur eût pu donner raison au docteur: d'abord parce que j'étais indiscret, ensuite parce que la sagesse n'est jamais du côté de celui qui parle. Mais cet observateur eût ignoré une donnée qui rendait ce tête-à-tête incompréhensible, à savoir que c'était ce monsieur qui s'imposait chez mm.

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