Je fus à deux doigts de lui demander: «Pourquoi êtes-vous venu me voir?» La phrase ne sortit pas. Elle me parut trop brusque, elle ne pouvait signifier qu'une incitation à partir. C'était ce que je souhaitais, certes. Je n'avais cependant pas le courage de me conduire comme un rustre.
Palamède Bernardin, lui, avait ce courage: il restait assis, ne regardant rien, l'air abruti et mécontent à la fois. Etait-il conscient de la grossièreté de son attitude? Comment le savoir?
Pendant ce temps, Juliette était restée assise à côté de lui. Elle l'observait, elle semblait le trouver très intéressant. Elle avait l'air d'un zoologiste qui étudie le comportement d'une bête étrange.
Le contraste entre sa silhouette frêle, aux yeux habités, et la masse inerte de notre voisin ne manquait pas de sel. Je ne me sentais pas le droit d'en rire, hélas. Pour la première fois de ma vie, je regrettais ma bonne éducation.
Que diable lui dire encore? Je grattai mon esprit à la recherche d'un sujet innocent.
– Allez-vous parfois à la ville?
– Non.
– Vous trouvez tout ce qu'il vous faut au village?
– Oui.
– Il n'y a pourtant pas grand-chose à l'épicerie de Mauves.
– Oui.
«Oui.» Oui? Que voulait dire ce oui? Un non n'eût-il pas mieux convenu? Le démon de la linguistique me reprenait quand Juliette intervint:
– Il n'y avait pas de laitue, monsieur. Evidemment, ce n'est pas la saison. Mais c'est difficile de vivre sans laitue. En trouve-t-on au printemps?
La question semblait dépasser les moyens intellectuels de notre hôte. Après avoir cru qu'il était un mage, j'en revins à la première hypothèse: c'était un demeuré. Car, s'il n'avait pas été idiot, il eût répondu soit «oui», soit «non», soit «je ne sais pas».
Il prit à nouveau son air incommodé. Pourtant, le propos de ma femme ne pouvait pas être taxé d'indiscrétion. J'intervins avec un respect exagéré:
– Voyons, Juliette, pose-t-on des questions ménagères à un homme tel que monsieur Bernardin?
– Monsieur Bernardin ne mange pas de salade?
– C'est l'affaire de madame Bernardin.
Elle se retourna vers le docteur pour poser cette question dont je me demandai si elle était candide ou impertinente:
– Est-ce que madame Bernardin mange de la salade?
J'étais sur le point d'intervenir quand il dit, après son temps de réflexion habituel:
– Oui.
Le simple fait qu'il ait daigné répondre prouvait le bon choix de la question. C'était donc ce genre de choses que l'on pouvait lui demander. Avec la liste des légumes, nous pouvions nous en tirer quelque temps.
– Vous mangez des tomates, aussi?
– Oui.
– Des navets?
– Oui.
La taxinomie des primeurs était une solution merveilleuse, mais un certain sens de la décence m'empêcha de continuer. Dommage, car cela commençait à m'amuser.
Je me souviens d'avoir pataugé encore longtemps entre les silences et les questions ineptes.
Vers 6 heures du soir, comme la veille, il se leva pour partir. Je n'y croyais plus. Je ne peux pas dire à quel point ces deux heures m'avaient paru interminables. J'étais épuisé comme si je venais de me battre contre le cyclope, pire, contre le contraire du cyclope. En effet, ce dernier s'appelait Polyphème, soit «celui qui parle beaucoup». Affronter un bavard est une épreuve, certes. Mais que faire de celui qui vous envahit pour vous imposer son mutisme?
La veille, quand le voisin était parti, j'avais ri. Ce jour-là, je ne riais plus. Juliette me demanda, comme si j' étais omnicient:
– Pourquoi est-il venu aujourd'hui?
Pour la rassurer, j'inventai cette réponse difficile à croire:
– Il y a des gens qui considèrent qu'une visite de courtoisie ne suffit pas. Ils en font deux. Nous en sommes quittes, maintenant.
– Ah! Tant mieux. Il prend beaucoup de place, ce monsieur.
Je souris. Pourtant, je redoutais le pire.
Le lendemain matin, je me réveillai nerveux. Je n'osais pas m'en avouer le motif.
Pour échapper à cette anxiété vague, j'élaborai un plan de campagne.
– Aujourd'hui, nous allons nous faire un sapin de Noël.
Juliette tombait des nues.
– Mais Noël est passé. Nous sommes en janvier.
– Aucune importance.
– Nous n'avons jamais eu de sapin de Noël!
– Cette année, nous en aurons un.
Comme un général, j'organisai les opérations: nous irions au village acheter le sapin et les décorations. L'après-midi, nous installerions l'arbre dans le salon et le parerions.
Il va de soi que cela m'était égal, d'avoir ou non un sapin de Noël. C'était tout ce que j'avais trouvé pour meubler mon inquiétude.
Au village, on ne vendait plus aucun sapin. Nous achetâmes quelques guirlandes et des boules multicolores, mais aussi une hache et une scie. Au retour, j'arrêtai la voiture au milieu de la forêt et, avec la maladresse des néophytes, je coupai un petit sapin. Je l'entreposai dans le coffre que je dus laisser ouvert.
L'après-midi, nous eûmes toutes les peines du monde à faire tenir l'arbre debout dans le salon. Je décrétai que l'an prochain, nous le prendrions avec ses racines et le mettrions dans un pot. Ensuite, il fallut répartir sur les branches les décorations qui étaient d'un goût douteux. Ma femme s'amusait beaucoup: elle trouva que le sapin était pimpant comme une villageoise sortant de chez le coiffeur. Elle suggéra d'y ajouter quelques bigoudis.
Juliette semblait avoir oublié la menace qui planait sur nos têtes. Mais j'étais angoissé et je regardais ma montre à la dérobée.
A 4 heures pile, on frappa à la porte. Ma femme murmura:
– Oh non!
A ces deux mots, je compris que mes manœuvres n'avaient pas endormi sa crainte.
Résigné, j'ouvris la porte. Notre tortionnaire était seul. Il grommela un «bonjour», me tendit son manteau et, déjà habitué, alla s'asseoir dans son fauteuil au salon. Il accepta une tasse de café et ne dit rien.
J'eus la hardiesse de lui demander, à l'instar de la veille, si son épouse allait venir – ce que je ne souhaitais pas, mais qui eût au moins donné un motif à cette visite.
L'air incommodé, il sortit l'un des grands mots de son répertoire:
– Non.
Cela commençait à ressembler à un cauchemar. Au moins notre activité du jour me procurait-elle un brillant sujet de conversation:
– Vous avez vu? Nous avons installé un sapin de Noël.
– Oui.
Je faillis demander: «Il est beau, n'est-ce pas?» mais je tentai une expérience scientifique par une question autrement audacieuse:
– Comment le trouvez-vous?
Là, personne ne pouvait me taxer d'indiscrétion. Je retenais mon souffle. L'enjeu était important: monsieur Bernardin possédait-il les notions du beau et du laid?
Après son temps de réflexion et un vague regard sur notre œuvre d'art, nous eûmes droit à une réponse ambiguë, proférée d'une voix vide:
– Bien.
«Bien»: qu'est-ce que cela signifiait dans son lexique intérieur? Ce mot comportait-t-il un jugement esthétique, ou était-il d'ordre moral – «il est de bon ton d'avoir un sapin de Noël»? J'insistai:
– Qu'entendez-vous par «bien»?
Le docteur eut l'air mécontent. Je remarquai qu'il prenait cette expression quand mes questions excédaient le champ lexical de ses réponses habituelles. Pour un peu, il eût réussi à me faire honte, comme les deux premiers jours, où j'en étais.arrivé à croire que mes propos étaient déplacés. Cette fois, je décidai de résister:
– Cela signifie-t-il que vous le trouvez beau?
– Oui.
Flûte. J'avais oublié qu'il ne fallait pas lui laisser l'occasion de placer ses deux mots favoris.
– Et vous, vous avez un sapin de Noël?
– Non.
– Pourquoi?
Visage courroucé de notre hôte. Je pensais: «C'est ça, prends ton air fâché. Il est vrai que je te pose une question d'une impolitesse rare: pourquoi n'as-tu pas de sapin? Quel rustre je fais! Et je ne t'aiderai pas, cette fois-ci. Tu n'as qu'à trouver la réponse tout seul.»
Les secondes passaient, monsieur Bernardin fronçait les sourcils, soit qu'il réfléchît, soit qu'il ruminât sa colère d'avoir à affronter une énigme digne de celle du sphinx. Je commençais à me sentir très bien.
Quelle ne fut pas ma stupeur d'entendre Juliette suggérer d'une voix gentille:
– Peut-être que monsieur ne sait pas pourquoi il n'a pas de sapin. Souvent, on ne connaît pas les raisons de ces choses-là.
Je la regardai avec désolation. Elle avait tout fait rater.
Tiré d'affaire, notre voisin avait recouvré sa placidité. En l'examinant, je m'aperçus que ce mot ne lui convenait pas. Il n'avait rien de placide: je lui avais accolé ce terme parce qu'il est d'usage d'en qualifier les gros. Or, nulle trace de cette douceur et de ce flegme sur le visage de notre tortionnaire. Au fond, sa figure n'exprimait rien d'autre que la tristesse. Mais ce n’était pas la tristesse élégante que l'on prête aux Portugais, c'était une tristesse pesante, imperturbable et sans issue, car on la sentait fondue dans sa graisse.
A la réflexion, avais-je déjà vu des gros joyeux? Je sondai en vain ma mémoire. Il me parut que la réputation de gaieté des obèses était infondée: la plupart d'entre eux avaient au contraire le faciès accablé de monsieur Bernardin.
Ce devait être l'un des motifs pour lesquels sa présence était si désagréable. S'il avait eu l'air heureux, j'imagine que son mutisme ne m'eût pas tant oppressé. Il y avait quelque chose d'éprouvant dans la stagnation de ce désespoir gras.
Juliette, qui était encore plus frêle que menue, avait le visage gai même quand elle ne souriait pas. Dans le cas de notre hôte, ce devait être le contraire, à supposer qu'il lui arrivât de sourire.
Suite à l'échec du questionnement sur les sapins de Noël et leur raison d'être ou de ne pas être, je ne sais plus ce que j'ai dit. Je me souviens seulement que ce fut long, long et pénible.
Quand il partit enfin, je ne pus croire qu'il fût 6 heures du soir: je pensais dur comme fer qu'il était 9 heures et je voyais le moment où il allait s'imposer à dîner. Il n'était donc resté «que» deux heures, à l'instar de la veille et de l'avant-veille.
Avec l'injustice des gens exaspérés, je m'en pris à ma femme:
– Pourquoi es-tu venue à son secours pour le sapin de Noël? Il fallait le laisser patauger!
– Je suis venue à son secours?
– Oui! Tu as répondu à sa place.
– C'est parce que ta question me semblait un peu déplacée.