– Elle l'était! Raison de plus pour qu'on la lui pose. Ne serait-ce que pour tester le niveau de son intelligence.
– Il est cardiologue, quand même.
– Il a peut-être été intelligent dans un passé lointain. Maintenant, il est clair qu'il ne lui en reste rien.
– Tu n'as pas plutôt l'impression qu'il a un problème? Il a un air malheureux et fataliste, ce monsieur.
– Ecoute, Juliette, tu es adorable, mais nous ne sommes pas des saint-bernard.
– Tu crois qu'il va revenir demain?
– Comment veux-tu que je le sache?
Je me rendis compte que j'élevais la voix. Je passais mes nerfs sur ma femme, comme le dernier des médiocres.
– Excuse-moi. Ce type me met hors de moi.
– S'il revient demain, que fait-on, Emile?
– Je ne sais pas. Qu'est-ce que tu en penses?
Je me sentais lâche.
Elle dit avec un sourire:
– Peut-être qu'il ne viendra pas demain.
– Peut-être.
Hélas, je n'y croyais plus.
Le lendemain, à 4 heures de l'après-midi, quelqu'un frappa à la porte. Nous savions de qui il s'agissait.
Monsieur Bernardin se tut. Il avait l'air de trouver que notre manque de conversation était le comble de l'impolitesse.
Deux heures plus tard, il s'en alla.
– Demain, Juliette, à 4 heures moins 10, nous partirons nous promener.
Elle éclata de rire.
Le lendemain, à 3 h 50, nous nous en allions à pied. Il neigeait. Nous étions ravis, nous nous sentions libres. Jamais promenade de nous avait donné tant de joie.
Ma femme avait dix ans. Elle rejetait la tête en arrière de manière à avoir le visage face au ciel. Elle ouvrait grand la bouche et s'appliquait à avaler le plus de flocons possible. Elle prétendait les compter. De temps en temps, elle m'annonçait un chiffre invraisemblable:
– Cent cinquante-cinq.
– Menteuse.
Dans la forêt, nos pas faisaient aussi peu de bruit que la neige. Nous ne disions rien, nous redécouvrions que le mutisme équivalait au bonheur.
La nuit ne tarda pas à tomber. A la faveur de la blancheur omniprésente, la clarté surenchérit. Si le silence devait s'incarner en une matière, ce serait dans la neige.
Il était passé 6 heures quand nous regagnâmes la Maison. Les traces de pas d'un seul homme, encore récentes, menaient jusqu'à la porte puis retournaient chez le voisin. Elles nous firent éclater de rire, en particulier celles qui témoignaient d'une longue attente bredouille devant l'entrée. Nous avions l'impression de pouvoir lire dans ces empreintes; nous y distinguions avec précision l'air mécontent de monsieur Bernardin qui avait dû penser que nous étions bien mal élevés de ne pas être là pour l'accueillir.
Juliette était hilare. Elle me parut surexcitée: la conjonction de cette promenade féerique et de la déconvenue du docteur l'avait mise en état d'ébriété mentale. Il y avait eu si peu de choses dans sa vie qu'elle réagissait à tout avec une intensité extrême.
La nuit, elle dormit mal. Le lendemain matin, elle toussait. Je m'en voulus: comment avais-je pu la laisser courir nu-tête sous la neige, avaler des centaines de flocons?
Rien de grave, mais il serait hors de question de se promener ce jour-là.
Je lui apportai de la tisane au lit.
– Va-t-il venir, aujourd'hui?
Nous ne devions même plus préciser qui était «il».
– Peut-être notre absence d'hier l'aura-t-elle découragé.
– A 4 heures, les autres fois, nous avions allumé la lumière du salon. Nous pourrions ne pas l'allumer.
– Hier, nous n'avions pas allumé. Cela ne l'a pas empêché de venir.
– Au fond, Emile, sommes-nous obligés de lui ouvrir?
Je soupirai, en pensant que la vérité sort toujours de la bouche des innocents.
– Tu as posé la bonne question.
– Tu n'as pas répondu.
– La loi ne nous force pas à lui ouvrir la porte. C'est la politesse qui nous y contraint.
– Sommes-nous obligés d'être polis? Elle touchait à nouveau un point sensible.
– Personne n'est obligé d'être poli.
– Alors?
– Le problème, Juliette, ne tient pas à notre devoir, mais à notre pouvoir.
– Je ne comprends pas.
– Quand on a soixante-cinq années de politesse derrière soi, est-on capable d'en faire fi?
– Avons-nous toujours été polis?
– Le simple fait que tu me poses cette question prouve à quel point nos manières sont enracinées en nous. Nous sommes si polis que notre politesse est devenue inconsciente. On ne lutte pas contre l'inconscient.
– Ne pourrait-on pas essayer?
– Comment?
– S'il frappe à la porte et que tu es en haut, il est normal que tu ne l'entendes pas. Surtout à ton âge. Ce ne serait même pas grossier.
– Pourquoi serais-je en haut?
– Parce que je suis alitée, parce que tu restes à mon chevet. De toute façon, cela ne le regarde pas. Il n'y a rien d'impoli à être en haut.
Je sentais qu'elle avait raison.
A 4 heures, j'étais à l'étage, assis dans la chambre auprès de la malade. On frappa à la porte.
– Juliette, je l'entends!
– Il n'en sait rien. Tu pourrais ne pas entendre.
– Je l'entends très bien.
– Tu pourrais être en train de dormir.
– A cette heure-ci?
– Pourquoi pas? Je suis malade, tu t'es endormi en me tenant compagnie.
Je commençais à me sentir mal. J'avais la gorge nouée. Ma femme me prit la main comme pour me donner du courage.
– Il va bientôt arrêter.
En quoi elle se trompait. Non seulement il n'arrêtait pas, mais il frappait de plus en plus fort. Il eût fallu que je fusse au cinquième étage pour ne pas l'entendre. Or, la maison ne comptait que deux niveaux.
Les minutes passaient. Monsieur Bernardin en était arrivé à tambouriner sur notre porte comme un dément.
– Il va la casser.
– Il est fou. Fou à lier.
Il frappait de plus en plus fort. J'imaginais sa masse énorme s'abattant sur la paroi, qui finirait pas céder. Ne plus avoir de porte, par ce froid, ce serait intenable.
Puis, ce fut le comble: il se mit à frapper sans discontinuer, à intervalles de moins d'une seconde. Je n'aurais pas cru qu'il avait une telle force. Juliette était devenue livide; elle lâcha ma main.
Il se passa une chose horrible: à l'instant, je dévalai l'escalier et j'ouvris la porte.
Le tortionnaire avait le visage tuméfié de colère. J'avais si peur que je fus incapable d'articuler un son. Je me dérobai pour le laisser entrer. Il enleva son manteau et alla s'asseoir dans ce fauteuil qu'il tenait pour le sien.
– Je ne vous avais pas entendu, finis-je par balbutier.
– Je savais que vous étiez là. La neige était vierge.
Il n'avait jamais prononcé tant de mots d'affilée. Ensuite, il se tut, prostré. J'étais terrifié. Ce qu'il venait de proférer prouvait qu'il n'était pas un demeuré. En revanche, son attitude était celle d'un fou dangereux.
Une éternité plus tard, il dit encore une phrase:
– Hier, vous étiez partis.
Son ton de voix était celui de l'accusation.
– Oui. Nous nous promenions dans la forêt.
Et moi, j'étais en train de me justifier! Honteux de ma pleutrerie, je m'obligeai à ajouter:
– Vous frappiez si fort…
On n'imagine pas le courage qu'il me fallut pour murmurer ces quelques mots. Mais notre voisin, lui, n'éprouvait pas le besoin de se justifier. Il frappait trop fort? Eh bien, il avait eu raison, puisque cela m'avait fait ouvrir la porte!
Ce ne serait pas ce jour-là que j'aurais assez d'assurance pour me taire.
– Ma femme a pris froid, hier, en promenade. Elle est alitée, elle tousse un peu.
Après tout, il était médecin. Il allait peut-être enfin se montrer bon à quelque chose.
Pourtant, il se taisait.
– Pourriez-vous l'examiner?
– Elle a pris froid, répondit-il agacé, l'air de penser: «Vous n'allez pas me déranger pour ça!»
– Rien de grave, mais à notre âge…
Il ne daigna plus répondre. Le message était clair: à moins d'une méningite, nous ne devions pas espérer ses soins.
Il se taisait à nouveau. Une bouffée de rage s'empara de moi. Quoi! J'allais devoir consacrer deux heures entières à ce demeuré, qui ne sortait de sa torpeur que quand il s'agissait de casser ma porte – et pendant ce temps-là, ma pauvre femme malade resterait seule dans son lit! Ah non. Je ne le supporterais pas.
Avec courtoisie, je lui dis:
– Vous voudrez bien m'excuser, mais Juliette a besoin de moi. Vous pouvez, à votre gré, vous installer au salon ou m'accompagner à l'étage…
N'importe qui eût compris qu'on le congédiait. Hélas, monsieur Bernardin n'était pas n'importe qui. Je jure qu'il me demanda, d'un ton suffoqué:
– Vous ne me donnez pas une tasse de café?
Je n'en crus pas mes oreilles. Ainsi, cette tasse de café que nous lui avions offerte chaque jour par amabilité était devenue son dû! Avec une certaine terreur, je me rendis compte que tout ce que nous lui avions accordé, dès la première visite, était devenu son dû: dans son cerveau primaire, une gentillesse proposée une seule fois accédait au statut de loi.
Je n'allais quand même pas le lui servir, son café! C'eût été un comble. Il paraît que les Américains disent à leurs hôtes: «Help yourself.» Mais n'est pas américain qui veut. D'autre part, je n'aurais pas le culot de lui refuser quoi que ce fût. Avec le manque d'audace qui me caractérise, je proposai un moyen terme:
– Je n'ai pas le temps de préparer du café. Comme je dois faire bouillir de l'eau pour la tisane de ma femme, j'en profiterai pour vous servir une tasse de thé.
Je faillis ajouter: «si vous voulez bien».
J'eus le courage élémentaire de couper cela.
Quand je lui eus apporté son thé, je montai une infusion à Juliette qui, recroquevillée dans son lit, me chuchota:
– Qu'est-ce qu'il a? Pourquoi frappait-il à la porte comme une brute?
Elle avait les yeux agrandis par la peur.
– Je ne sais pas. Mais ne t'inquiète pas, il n'est pas dangereux.
– Tu en es sûr? Tu as entendu la force avec laquelle il martelait cette pauvre porte?
– Il n'est pas violent. C'est seulement un grossier personnage.
Je lui racontai que monsieur avait exigé son café. Elle pouffa.
– Et si tu le laissais seul en bas?
– Je n'ose pas.
– Essaie. Rien que pour voir sa réaction.
– Je n'aimerais pas qu'il se mette à fouiller dans nos affaires.
– Ce n'est pas son genre.