– Mais votre père savait cet inconvénient quand il vous a mariée.
– J’en conviens, mais il ne le croyait pas à ce point-là, cela n’ôte rien d’ailleurs à la valeur du don, cela ne fait qu’en retarder les effets.
– Et le marquis sait-il cela?
– Oui, mais il n’ose vous en parler.
– Il a tort, il faut bien que nous en raisonnions ensemble.
On appelle d’Olincourt, il ne peut nier les faits, et l’on convient pour résultat que ce qu’il y a de plus simple à faire est d’aller, quelques dangers qu’il puisse y avoir, habiter ce château deux ou trois jours pour mettre fin à de tels désordres et voir enfin le parti que l’on peut tirer du revenu.
– Avez-vous un peu de courage, président? demande le marquis.
– Moi, c’est selon, dit Fontanis, le courage est une vertu de peu de mise dans notre ministère.
– Je le sais bien, dit le marquis, il ne vous en faut que la férocité, il en est de cette vertu-là, à peu près comme de toutes les autres, vous avez l’art de les dépouiller si bien que vous n’en prenez jamais que ce qui les gâte.
– Bon, vous voilà encore dans vos sarcasmes, marquis, parlons raison je vous conjure, et laissons là les méchancetés.
– Eh bien, il faut partir, il faut aller nous établir à Téroze, détruire les revenants, mettre ordre à vos baux et revenir coucher avec votre femme.
– Attendez, monsieur, un moment, je vous prie, n’allons pas tout à fait si vite, réfléchissez-vous aux dangers qu’il y a d’aller faire société avec de telles gens? Une bonne procédure suivie d’un décret vaudrait beaucoup mieux que tout cela.
– Bon, nous y voilà, des procédures, des décrets… que n’excommuniez-vous aussi comme les prêtres? Armes atroces de la tyrannie et de la stupidité! quand tous ces cafards enjuponnés, tous ces cuistres en jaquette, tous ces suppôts de Thémis et de Marie cesseront-ils donc de croire que leur bavardage insolent et leur imbécile papier puissent être de quelque effet dans le monde? Apprends, frère, que ce n’est pas avec des chiffons pareils qu’on en impose à des coquins aussi déterminés, mais avec des sabres, de la poudre et des balles; résous-toi donc à mourir de faim ou au courage de les combattre ainsi.
– Monsieur le marquis, vous raisonnez de cela en colonel de dragons, permettez-moi de voir les choses en homme de robe dont la personne sacrée et intéressante à l’État, ne s’expose jamais aussi légèrement.
– Ta personne intéressante à l’État, président, il y avait longtemps que je n’avais ri, mais je vois bien que tu as envie d’obtenir de moi cette convulsion; et par où diable t’es-tu figuré, je te prie, qu’un homme communément d’une naissance obscure, qu’un individu toujours révolté contre tout le bien que peut désirer son maître, ne le servant jamais ni de sa bourse ni de sa personne, s’opposant sans cesse à toutes ses bonnes intentions, dont l’unique métier est de fomenter la division des particuliers, d’entretenir celle du royaume et de vexer les citoyens… je le demande, comment peux-tu t’imaginer qu’un tel être puisse jamais être précieux à l’État?
– Je ne réponds plus dès que l’humeur s’en mêle.
– Eh bien, au fait, mon ami, j’y consens, au fait, dusses-tu réfléchir trente jours sur cette aventure, dusses-tu la faire burlesquement opiner à tes pantalons de confrères, je te dirai toujours qu’il n’est à tout ceci d’autre moyen que d’aller nous établir nous-mêmes chez les gens qui veulent nous en imposer.
Le président marchanda encore, se défendit par mille paradoxes tous plus absurdes, tous plus orgueilleux les uns que les autres, et finit enfin par conclure avec le marquis qu’il partirait le lendemain avec lui et deux laquais de la maison; le président demanda La Brie, nous l’avons dit, on ne sait trop pourquoi, mais il avait une grande confiance en ce garçon. D’Olincourt, trop au fait des importantes affaires qui allaient retenir La Brie au château pendant cette absence, répondit qu’il était impossible de l’emmener, et le lendemain dès la pointe du jour on se prépara au départ: les dames qui s’étaient levées exprès, revêtirent le président d’une vieille armure qu’on avait trouvée dans le château, sa jeune épouse posa le casque en lui souhaitant toute sorte de prospérités, et le pressa de revenir promptement recevoir de sa main les lauriers qu’il allait cueillir; il l’embrasse tendrement, monte à cheval et suit le marquis. On avait eu beau faire prévenir dans les environs de la mascarade qui allait passer, l’efflanqué président sous son accoutrement militaire parut si tellement ridicule qu’il fut suivi d’un château à l’autre avec des éclats de rire et des huées. Pour toute consolation, le colonel qui ne quittait pas le plus grand sérieux, s’approchait quelquefois de lui, et lui disait:
– Vous le voyez, mon ami, ce monde-ci n’est qu’une farce, tantôt acteur, tantôt public, ou nous jugeons la scène, ou nous y paraissons.
– Soit, mais ici nous sommes sifflés, disait le président.
– Croyez-vous? répondait flegmatiquement le marquis.
– N’en doutons pas, répliquait Fontanis, et vous m’avouerez que cela est dur.
– Eh quoi, disait d’Olincourt, n’êtes-vous donc point accoutumés à ces petits désastres, et vous imaginez-vous qu’à chaque imbécillité que vous faites sur vos bancs fleurdelisés, le public ne vous siffle pas aussi; naturellement faits pour être bafoués dans votre métier, costumés d’une manière grotesque qui fait rire aussitôt qu’on vous voit, comment voulez-vous imaginer qu’avec tant de choses défavorables d’un côté, on vous pardonne des bêtises de l’autre?
– Vous n’aimez pas la robe, marquis.
– Je ne vous le cache pas, président, je n’aime que les états utiles: tout être qui n’a d’autre talent que de faire des dieux ou de tuer des hommes, me paraît dès lors un individu dévoué à l’indignation publique et qu’il faut ou bafouer ou faire travailler de force; croyez-vous, mon ami, qu’avec les deux excellents bras que vous a donnés la nature, vous ne seriez pas infiniment plus utile à une charrue qu’à une salle de justice? vous honoreriez dans le premier état toutes les facultés que vous avez reçues du ciel… vous les avilissez dans le second.
– Mais il faut bien qu’il y ait des juges.
– Il vaudrait bien qu’il n’y eût que des vertus, on en acquérerait sans juges, on les foule aux pieds avec eux.
– Et comment voulez-vous qu’un État se gouverne…
– Par trois ou quatre lois simples déposées dans le palais du souverain, maintenues dans chaque classe par les vieillards de cette classe: de cette façon chaque rang aurait ses pairs, et il ne resterait pas au gentilhomme condamné la honte affreuse de l’être par des faquins comme toi, si prodigieusement loin de le valoir.
– Oh! tout cela entraîne dans des discussions…
– Qui seront bientôt terminées, dit le marquis, car nous voilà dans Téroze.
Effectivement on entrait au château; le fermier se présente, il prend les chevaux de ses seigneurs et l’on passe dans une salle, où l’on raisonne bientôt avec lui sur les choses chagrinantes de cette habitation.
Chaque soir un bruit épouvantable se faisait entendre également dans toutes les parties de la maison, sans qu’on pût en deviner la cause; on avait guetté, on avait passé des nuits, plusieurs paysans employés par le fermier y avaient été, disait-on, complètement battus et personne ne se souciait plus de s’y exposer. Mais que soupçonnait-on, il était impossible de le dire; le bruit public était seulement que l’esprit qui revenait était celui d’un ancien fermier de cette maison qui avait eu le malheur de perdre injustement la vie sur un échafaud, et qui avait juré de revenir toutes les nuits faire un tapage affreux dans cette maison jusqu’à ce qu’il eût eu la satisfaction d’y tordre le col d’un homme de justice.
– Mon cher marquis, dit le président en gagnant la porte, il me semble que ma présence est assez inutile ici, nous ne sommes pas accoutumés à ces sortes de vengeance et nous voulons comme les médecins tuer indifféremment qui bon nous semble, sans que le défunt ait jamais rien à nous dire.
– Un moment, frère, un moment, dit d’Olincourt en arrêtant le président tout prêt à se sauver, achevons d’entendre les éclaircissements de cet homme; puis s’adressant au fermier:
– Est-ce là tout, maître Pierre, n’avez-vous nulle autre particularité à nous dire de cet événement singulier, et est-ce généralement à tous les gens de robe que ce lutin en veut?
– Non pas, monsieur, répondit Pierre, il laissa l’autre jour un écrit sur une table dans lequel il disait qu’il n’en voulait qu’aux prévaricateurs; tout juge intègre ne risque rien avec lui, mais il n’épargnera pas ceux qui seulement guidés par le despotisme, par la bêtise ou la vengeance, auront sacrifié leurs semblables à la sordidité de leurs passions.
– Eh bien, vous voyez qu’il faut que je me retire, dit le président consterné, il n’y a pas la plus petite sûreté pour moi dans cette maison.
– Ah! scélérat, dit le marquis, voilà donc tes crimes qui commencent à te faire frémir… Hein, des flétrissures, des exils de dix ans pour une partie de filles, d’infâmes connivences avec des familles, de l’argent reçu pour ruiner un gentilhomme, et tant d’autres malheureux sacrifiés à ta rage ou à ton ineptie, voilà les fantômes qui viennent troubler ton imagination, n’est-ce pas? Combien donnerais-tu maintenant pour avoir été honnête homme toute ta vie! Puisse cette cruelle situation te servir de quelque chose un jour, puisses-tu sentir d’avance de quel poids affreux sont les remords, et qu’il n’est pas une seule félicité mondaine de quelque prix qu’elle nous ait paru, qui vaille la tranquillité de l’âme et les jouissances de la vertu.