– Un hérétisme, s’écria le président furieux, que veut dire ce drôle-là avec son hérétisme? Apprends, faquin, que je n’ai jamais été hérétique, on voit bien, vieux sot, que peu versé dans l’histoire de France tu ignores que c’est nous qui brûlons les hérétiques: va visiter notre patrie, bâtard oublié de Salerne, va, mon ami, va voir Mérindol et Cabrières fumer encore des incendies que nous y portâmes, promène-toi sur les fleuves de sang dont les respectables membres de notre tribunal arrosèrent si bien la province, entends encore les gémissements des malheureux que nous immolâmes à notre rage, les sanglots des femmes que nous arrachâmes du sein de leur époux, le cri des enfants que nous écrasâmes dans le sein de leur mère, examine enfin toutes les saintes horreurs que nous commîmes et tu verras si d’après une aussi sage conduite il appartient à un drôle comme toi de nous traiter d’hérétiques.
Le président qui était toujours au lit à côté de la négresse, lui avait dans la chaleur de sa narration appliqué un si rude coup de poing sur le nez que la malheureuse s’était échappée en hurlant nomme une chienne à laquelle on enlève ses petits.
– Eh bien, eh bien, de la fureur, mon ami, dit d’Olincourt en s’approchant du malade, président, est-ce comme cela qu’on se conduit? vous voyez bien que votre santé s’altère et qu’il est essentiel de songer à vous.
– A la bonne heure, quand on me parlera comme cela, j’écouterai, mais m’entendre traiter d’hérétique par ce balayeur de Saint-Côme, vous m’avouerez que c’est ce que je ne puis souffrir.
– Il n’y a pas pensé, mon cher frère, dit la marquise avec aménité, éréthisme est le synonyme d’inflammation, il ne le fut jamais d’hérésie.
– Ah! pardon, madame la marquise, pardon, c’est que j’ai quelquefois l’ouïe un peu dure. Allons que ce grave disciple d’Averroès avance et parle, je l’écouterai… je ferai plus, j’exécuterai ce qu’il me dira.
Delgatz que la bouillante sortie du président avait fait tenir à l’écart, de peur d’être traité comme la négresse, se ravança vers le bord du lit.
– Je vous le répète, monsieur, dit le nouveau Galien en reprenant le pouls de son malade, grand éréthisme dans l’organisation.
– Héré…
– Éréthisme, monsieur, dit précipitamment le docteur en courbant les épaules de peur d’un coup de poing, d’où je conclus pour une phlébotomisation subite à la jugulaire que nous ferons suivre par quelques bains à la glace réitérés.
– Je ne suis pas trop d’avis de la saignée, dit d’Olincourt, monsieur le président n’est plus d’un âge à soutenir ces sortes d’assauts sans un besoin bien réel; je n’ai pas d’ailleurs à l’exemple des enfants de Thémis et d’Esculape la manie sanguinaire, mon système est qu’il est aussi peu de maladies qui vaillent la peine de le faire couler, qu’il est peu de crimes qui méritent de le répandre; président, vous m’approuverez j’espère quand il s’agit d’épargner le vôtre, peut-être ne serais-je pas aussi certain de votre aveu si vous aviez moins d’intérêt à la chose.
– Monsieur, répondit le président, je vous approuve dans la première partie de votre discours, mais vous permettrez que je blâme la seconde: c’est avec le sang qu’on efface le crime, avec lui seul que l’on le purge et que l’on le prévient; comparez, monsieur, tous les maux que le crime peut produire sur la terre avec le petit mal d’une douzaine de malheureux exécutés par an pour le prévenir.
– Votre paradoxe n’a pas le sens commun, mon ami, dit d’Olincourt, il est dicté par le rigorisme et par la bêtise, il est en vous un vice d’état et de terroir qu’il faudrait abjurer à jamais; indépendamment de ce que vos rigueurs imbéciles n’ont jamais arrêté le crime, c’est qu’il est absurde de dire qu’un forfait en puisse acquitter un autre et que la mort d’un second homme puisse être bonne à celle d’un premier; vous devriez, vous et les vôtres, rougir de pareils systèmes prouvant bien moins votre intégrité que votre goût dominant pour le despotisme; on a bien raison de vous appeler les bourreaux de l’espèce humaine: vous détruisez plus d’hommes, à vous seuls, que tous les fléaux réunis de la nature.
– Messieurs, dit la marquise, il me semble que ce n’est ici ni le cas ni l’instant d’une discussion pareille; au lieu de calmer mon petit frère, monsieur, continua-t-elle en s’adressant à son mari, vous achevez d’enflammer son sang et vous allez peut-être rendre sa maladie incurable.
– Madame la marquise a raison, dit le docteur, permettez, monsieur, que j’ordonne à La Brie d’aller faire mettre quarante livres de glace dans la baignoire que l’on remplira ensuite d’eau de puits, et que pendant le temps de cette préparation, je fasse lever mon malade.
Tout le monde se retire aussitôt; le président se lève, marchande encore un moment sur ce bain à la glace, qui, disait-il, allait le rendre nul au moins pour six semaines, mais il n’y a pas moyen de s’y soustraire, il descend, on l’y plonge, on l’y contraint dix ou douze minutes, aux yeux de toute la société, dispersée dans tous les coins des environs pour se divertir de la scène, et le malade bien essuyé s’habille et paraît dans le cercle comme si de rien n’était.
La marquise, dès qu’on a dîné, propose une promenade.
– La dissipation doit être bonne au président, n’est-ce pas, docteur, demanda-t-elle à Delgatz.
– Assurément, répondit celui-ci, madame doit se souvenir qu’il n’y a point d’hôpitaux, où l’on ne laisse aux fous une cour pour prendre l’air.
– Mais je me flatte, dit le président, que vous ne me regardez pas tout à fait encore comme sans ressource.
– Tant s’en faut, monsieur, reprit Delgatz, c’est un léger égarement qui saisi à propos ne doit avoir aucune suite, mais il faut rafraîchir M. le président, il faut du calme.
– Comment, monsieur, vous croyez que ce soir je ne pourrais pas prendre ma revanche?
– Ce soir, monsieur, votre seule idée me fait frémir; si j’agissais de rigueur avec vous, comme vous agissez avec les autres, je vous défendrais les femmes pendant trois ou quatre mois.
– Trois ou quatre mois, juste ciel… et se tournant vers son épouse: Trois ou quatre mois, mignonne, y tiendriez-vous, mon ange, y tiendriez-vous?
– Oh, M. Delgatz s’adoucira, j’espère, répondit avec une naïveté feinte la jeune Téroze, il aura au moins pitié de moi, s’il ne veut en avoir de vous…
Et l’on partit pour la promenade. Il y avait un bac à passer pour se rendre chez un gentilhomme voisin, prévenu de tout et qui attendait la compagnie à goûter; une fois dans le bateau, nos jeunes gens se mettent à polissonner, et Fontanis pour plaire à sa femme ne manque pas de les imiter.
– Président, dit le marquis, je gage que vous ne vous suspendez pas comme moi à la corde du bac et que vous n’y restez pas plusieurs minutes de suite.
– Rien de plus aisé, dit le président en achevant sa prise de tabac et s’élevant sur la pointe des pieds pour mieux attraper la corde.
– Bien, bien, infiniment mieux que vous, mon frère, dit la petite Téroze dès qu’elle voit son mari accroché.
Mais pendant que le président ainsi suspendu fait admirer ses grâces et son adresse, les bateliers qui ont le mot doublent de rames, et la barque s’échappant avec vivacité laisse le malheureux entre le ciel et l’eau… Il crie, il appelle à lui, on n’était qu’au milieu de la traversée, il y avait encore plus de quinze toises avant que de toucher le bord.
– Faites comme vous pourrez, lui criait-on, traînez-vous par vos mains jusqu’au rivage, mais vous voyez bien que le vent nous emporte, il nous est impossible de revenir à vous.
Et le président se glissant, gigotant, se débattant, faisait tout ce qu’il pouvait pour rattraper la barque qui fuyait toujours à force de rames; s’il y avait un tableau plaisant, c’était assurément celui de voir ainsi pendu en grande perruque et en habit noir un des plus graves magistrats du Parlement d’Aix.
– Président, lui criait le marquis en éclatant de rire, en vérité ceci n’est qu’une permission de la providence, c’est le talion, mon ami, c’est le talion, c’est cette loi favorite de vos tribunaux; de quoi vous plaignez-vous d’être ainsi pendu, n’en avez-vous pas souvent condamné au même supplice, qui ne l’avaient pas mérité plus que vous?
Mais le président ne pouvait plus entendre: horriblement fatigué de l’exercice violent où l’on le forçait, les mains lui manquèrent, et il tombe comme une masse dans l’eau; à l’instant deux plongeurs que l’on tenait tout prêts, volent à son secours; et l’on le ramène à bord, mouillé comme un barbet et jurant comme un charretier. Il commença par vouloir se plaindre d’une plaisanterie qui n’était point de saison… on lui jure qu’on n’a nullement plaisanté, qu’un coup de vent a fait éloigner le bateau, on le chauffe dans la cabane du batelier, on le change, on le caresse, sa petite femme fait tout pour lui faire oublier son petit accident, et Fontanis amoureux et faible se met bientôt à rire avec tout le monde du spectacle qu’il vient de donner.
On arrive enfin chez le gentilhomme, on y est reçu à ravir, le plus grand goûter se sert; on a soin de faire avaler au président une crème aux pistaches qu’il n’a pas plus tôt dans les entrailles qu’il est obligé de s’informer sur-le-champ du cabinet secret, on lui en ouvre un très obscur; horriblement pressé, il s’assoit et se soulage avec empressement, mais l’opération faite, le président ne peut plus se relever.