Trois semaines passerent non comme un songe. Ce serait, helas, trop romanesque et le style de l'amitie doit etre plus pose, plus severe; ces trois semaines passerent, helas, (oh, ma raison, pardonne) bien vite et le jour de son depart fut fixe au vendredi du carnaval la nuit. Lui-meme il croyait ne pas partir aussi vite, il esperait vivre avec nous et les larmes lui venaient aux yeux lorsqu'il pensait a son depart. Mais enfin ce jour arriva. Mon frere Pierre et sa femme donnaient ce jour-la une soiree. Ils demeuraient dans la meme maison que nous, la maison gagarinienne. Ils la leur donnaient dans la Millionnaia. Avant de traverser la cour pour aller chez lui, Alfred nous presenta le fameux Vendeen La Roche-Jaquelin, un ultra enrage. Ce meme soir il avait reeu une lettre de son frere dont le contenu l'encouragea un peu. En sortant de la chambre pour partir Alfred me suivait. Je me retournai et lui dis: "Lorsque vous partirez, Monsieur Alfred, je vous benirai, car tous ceux que j'ai beni sont restes saint et sauf a la guerre et partout". "Alors, -- dit-il en se mettant sur un genou, -- il faudra la recevoir ainsi". "Oh, non, non, -- dis-je en rougissant, -- pas tant d'humilite".
La soiree chez ma belle soeur fut tres agreable, nous jouames aux charades, dans celle de "mariage". Alfred fit la jeune mariee et Kriloff le jeune epoux. Le premer avait releve les manches de sa chemise, il avait une robe et un chale drape et sur la tete une couronne de fleurs d'orange, contraste singulier avec les grands favoris et son espece de barbe. Il nous faisait mourir de rire avec son air modeste, mais ce qui nous etonna c'est les bras qui etaient blancs comme ceux d'une femme.
Revenus a minuit passe nous nous mimes a souper, il semblait que d'avoir traverse la cour avait efface toute notre joie. Alfred et nous tous etions tristes, mais nous cachions notre tristesse sous un air force d'une conversation serieuse. Je proposai en russe de boire a la sante. On fit apporter du vin et lorsque tous les verres furent pleins nous nous levames tous et Alexis prononea a haute voix: "Cher comte Alfred! A la sante du Duc de Bordeaux et de la duchesse de Berry". Il fut si emu que les larmes coulerent de ses yeux, il nous prit tous les mains en disant "Merci, merci, soyez bien sur que je leur dirai cette aimable attention". Apres Alexis se leva seul et but a la sante de sa mere, son frere, sa soeur. Nous en fimes autant, il ne parlait plus, il ne disait que "merci" et nous pressait la main. Le dernier toast fut sa sante et un heureux voyage. Tout le monde avait les larmes aux yeux. Il saisit la main de Maman et la mienne et les baisa tour a tour. La conversation quoique languissante se prolongea jusqu'a deux heures.
Aucun de nous n'osait se lever en redoutant le moment des adieux. Enfin dans le moment d'un court silence la montre sonna deux heures. "Il faut enfin se decider", -- dit mon Pere. Tout le monde se leva; Alfred nous dit adieu a tous. En approchant de moi, je lui fis le signe de croix. "Merci, mille fois merci", -- dit-il en baisant ma main. J'embrassai sa joue, les larmes me permirent a peine de lui souhaiter un heureux voyage. Tout le monde pleurait a chaudes larmes. Ce moment fut affreux. Je l'accompagnai jusqu'a l'escalier et je revins pleurer dans ma chambre et voir comment il partirait, car sa caleche sur patin etait dans la cour. Je le vis bientot sortir accompagne de mon frere et de bougies. A peine on put faire avancer la caleche. Le froid etait tres grand, elle avait gele a la neige. Enfin apres bien des efforts elle se mit en mouvement. Je la suivis des yeux jusqu'a ce qu'elle entra dans la rue et je m'agenouillai et je priai Dieu de proteger son voyage.
Depuis j'attendis une lettre de lui. Elle est arrivee hier de Berlin. Il y parle le plus de moi. Je l'ai lue a la hate, je la relisais encore et je dirai ce qu'ecrit mon frere Alfred -- voila le nom qu'il se donne. Voila l'extrait de sa lettre. Il parle des accidens qui lui sont arrives et ajoute que ce n'est surement aux benedictions de Maman et de Mlle Annette qu'il doit de n'etre pas tue. Puis il continue: "Je me suis en alle le coeur bien serre, et vous m'avez tous traite en fils et en frere, et je me reproche de n'avoir pas su vous en remercier, mais j'etais si emu en vous quittant qu'il m'etait impossible de prononcer une parole, recevez donc ici toute l'expression de mon attachement, de ma reconnaissance. Dites bien a Mlle Annette combien son amitie m'est precieuse et combien je la supplie de me la conserver. Adieu Mons... ou plutot au revoir qui vaut bien mieux, quoique je ne sache pas quand vous me permettrez de vous embrasser, vous et Mme d'Olenine en fils bien tendre et vos enfans en frere. A. D." Voila sa lettre. Elle peint l'homme. Pas une seule phrase, mais le sentiment tel qu'il est. Dieu sait si nous nous reverrons jamais: mais si jamais par des revers de fortunes, par des revoltes qui maintenant bouleversent l'Europe entiere ou peut-etre par fantaisie je me trouvais dans son pays et qu'il y fut revenu aupres de ses Dieux lares, je sais bien que je puis compter sur lui. Alfred, je le sais, n'a jamais interprete en mal ce que je disais, il ne voyait dans mes discours que l'expression du sentiment qui me dominait et dans mes plaisanteries l'effet (pourquoi le cacher surtout ici et lorsqu'il me Г a dit tout bonnement) de la vivacite de mon esprit. Je lui dis en riant un jour: "Je suis bien fachee, M. Alfred, que je ne suis pas votre Duc de Bordeaux. Vous verrez, comme j'aurai agi". "Vous ne pourrez en etre plus fache que moi, car je sais bien votre esprit".
En partant Alfred m'a donne deux souvenirs dont l'un ne me quitte pas. C'est une bague de Venise, l'autre une gondole du meme pays. Il est singulier qu'au couronnement a son depart je lui donnai une bague d'argent travaille en noir et qui venait du Caucase: cette singuliere circonstance me fait dire quelques fois que je suis fiancee. Je lui donnai aussi par farce des boucles d'oreille de paysanne russe et par un singulier hasard elles se sont trouvees dans les objets qu'il avait sauves en quittant Paris et il me les a apportees ici. Je lui donnai a mon tour a son depart d'ici une cuillere en argent dore telle qu'ont nos paysans. J'y ai fait graver par precaution et de crainte de la voir passer dans d'autres mains ces mots: "A M. le comte Alfred de Damas St Peter(bourg): 1831 et le quantieme", puis je lui donnai une bourse en forme de bonnet de cocher Russe avec un (нрзб) et une medaille du couronnement. Dieu sait quand je le reverrai, mais il ne sait pas combien je m'interresse a son bonheur!
Петербург 1831 <суббота> 28 февраля
(Мой журнал был прерван, быть может, в более удобное время я продолжу описание некоторых эпизодов моей жизни. Но сейчас я расскажу о другом.
Развитие цивилизации (если можно так выразиться) породило в мире волну революций, которая едва ли уляжется в последующие века. После смерти Людовика XVIII на трон взошел его брат Карл X. Безвольный, поддающийся влиянию иезуитов, этот слабый король был несчастьем для своей страны, для себя самого и для всей семьи. За четыре года264 его глупость и непоследовательность -- то излишняя суровость, то слабость -- возбудили беспокойные и не совсем остывшие после Реставрации головы. Те, кто мог выиграть все и не мог проиграть ничего, завладевают тайно умами и восстанавливают их против бессильного и беспомощного правительства. Они возмущались министрами, требовали их отставки, а король, подчинявшийся им по своему нерешительному характеру ничего не мог с ними поделать. Наконец в июле месяце 1830 года он издал свои знаменитые указы265, которые решали судьбу Франции. Народ восстал и, руководимый опытными заговорщиками, давно готовившими бунт и готовыми к нему, штурмовал Лувр и Тюильри. Король со своей семьей был в ....266вместо того, чтобы принять серьезные решения, он выжидал, а потом послал семитысячный отряд, чтобы остановить обезумевший народ. Предсказать последствия нетрудно: войска были перебиты, большая часть дезертировала, а король скрылся в Рамбуйе. Атакующих отличал талант, обороняющихся -- вялость и измена. Народ избрал главою королевства герцога Орлеанского, тайного вдохновителя заговора и врага скорбного и несчастного дома Бурбонов. Король отменил свои ордонансы, но было слишком поздно, он отрекся от престола ради его сохранения и ради Дофина, герцога Ангулемского, передав корону своему внуку, герцогу Бордосскому, сыну герцога Беррийского, убитого при выходе из Оперы267. Было слишком поздно. Его отречение ничему не послужило, народ уже его низверг и не признал герцога Бордосского. Несчастная семья Бурбонов в третий раз покинула прекрасную землю Франции268 и королевское наследство своих отцов: она поехала искать убежища у своей вечной соперницы во времена своего процветания и отзывчивой защитницы в несчастьи: Англии. Она укрылась в замке Холи Руд, юдоли печальных воспоминаний и событий, и долгие месяцы ведет там жалкое существование обездоленной семьи.